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dimanche, 19 juin 2016

QU'EST-CE QU'UN GRAND ARTISTE ?

11 HOFFMANN DERNIERS CONTES.jpgJean-Sébastien Bach, au moment de mourir, dictait une fugue à trois sujets et à quatre voix. Peut-être pas la dernière pièce de ce monument à la fugue que constitue L’Art de la fugue. Ce qui est sûr, c’est que le compositeur faisait apparaître, à ce moment « suspendu dans l’infini », comme dit je ne sais plus qui,  son propre nom à travers les notes de si bémol-la-do-si bécarre (B-A-C-H). Quelle signature finale ! Quel symbole ! 

Le même Bach disait que tout musicien qui travaillerait autant que lui arriverait à un résultat égal. En effet, ce virtuose du clavier répondait à ceux qui se plaignaient de la difficulté d’un morceau : « Travaillez-le seulement avec diligence et cela marchera très bien : vous avez à chacune de vos deux mains cinq doigts aussi bons que les miens ». 

Ernst-Theodor-Amadeus Hoffmann est mort dans des circonstances tout à fait analogues : en dictant. Le dernier de ses contes, L’Ennemi, tout comme L’Art de la fugue, est resté inachevé. Et comme pour Bach, il est possible de lire dans l’inachèvement même de l’œuvre ultime, un testament à la fois esthétique et moral.

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Le musicien génial et timbré Johannes Kreisler, imaginé et dessiné par Hoffmann (quasiment un autoportrait), qui apparaît dans les deux séries de Kreisleriana (Fantaisies dans la manière de Callot), plus tard ressuscité par Schumann, dans ses huit Kreisleriana opus 16.

L’Ennemi imagine les derniers instants du plus grand peintre allemand de son époque : Albrecht Dürer. L’ennemi en question se nomme Solfaterra, patronyme à la consonance sulfureuse, donc diabolique. Tout Nuremberg acclame l’artiste et s’apprête à lui faire un triomphe. Lui, malade, se sent arrivé au bout de la route. L’angoisse qui l’étreint est sans doute la même qu’éprouve Hoffmann, qui se sait gravement malade. Le vieux peintre, qui vient d’achever une grande Crucifixion accrochée dans la « Salle impériale ». Etendu sur un grabat, voici ce qu’il confesse à son ami Mathias Samasius : 

« L’un et l’autre gardèrent un moment le silence.

         – Quand je me suis réveillé ce matin, poursuivit enfin Dürer, les premiers rayons du soleil levant pénétraient dans ma chambre. Je me frottai les yeux encore pleins de sommeil, j’ouvris la fenêtre et me rafraîchis l’âme dans une fervente prière à la toute-puissance du ciel. Mais ma prière eut beau se faire de plus en plus fervente, mon âme blessée n’en reçut aucune consolation : j’avais même l’impression que la Vierge se détournait de moi avec un regard sévère, sinon irrité. Je réveillai alors ma femme, je lui dis que, le cœur ravagé de soucis, j’allais faire un tour sur les remparts, puis venir ici. Elle n’aurait qu’à me faire porter ici mon habit de cérémonie pour que je le revête ici, et j’entrerais ainsi sans avoir à me faire conduire. Mathias ! quand l’huissier m’a ouvert les portes de la salle impériale, et que je vis mon grand tableau qui occupe tout le mur du fond !… Il m’apparaissait enveloppé dans la brume du matin, éclairé de côté par le faux jour qui en sortait ; j’aperçus une partie de l’échafaudage, des pots de peinture, mon tablier et mon bonnet… j’avais tout laissé là à la fin de mon travail, puisque je faisais mes retouches sur place ; la tristesse alors m’accabla de façon encore plus douloureuse et brutale ; c’était une véritable angoisse qui menaçait de m’étouffer. J’avais voulu soumettre mon tableau à la plus scrupuleuse des inspections : je dus y renoncer. Car devant mon propre tableau… ne t’effraie pas, Mathias ! j’éprouvai à ce moment la même épouvante que devant la colère foudroyante de la majesté divine ; et puis… je n’aurais même pas pu monter à l’échafaudage tellement j’étais épuisé et pris de veertige. Les yeux fermés, j’ai chancelé à travers les longs couloirs jusqu’à cette chambre et je me suis effondré, à bout de force, sur ce lit de camp. Dans une demi-conscience, toute ma vie m’est alors apparue : je me revoyais prenant spontanément la décision de me consacrer à l’art sacré de la peinture. A vous, mon cher Mathias, je ne répéterai pas l’histoire si connue de mon enfance… laissez-moi toutefois vous dire au moins ceci : ce n’est pas la seule beauté plastique du visage humain qui m’a particulièrement attiré. Mais, à la lecture des Saints Livres, les personnages bibliques prenaient forme et vie en mon âme : car ils étaient sous un certain aspect si beaux, si magnifiques qu’ils ne pouvaient appartenir à cette terre et j’étais pris pour eux d’un amour si inexprimable que je leur vouais toute mon âme. Or je ne pouvais transformer cet amour en vie ardente qu’en les peignant sur les toiles avec toute la profondeur de ma sincérité. Voilà, mon chez Mathias, en résumé, tout le sens de mon art ».

 

On peut prêter ce propos, non seulement au personnage supposé les prononcer, mais à l'auteur lui-même. Quand il dicte cela, le 17 juin 1822, Hoffmann est déjà moribond. Il a encore huit jours à souffrir. Il a quarante-six ans. Il laisse une œuvre littéraire immense, mais aussi un catalogue musical de taille respectable (un beau Miserere, l’opéra Undine, …). L'homme n'a pas perdu de temps.

Ce que je retiens de cette profession de foi, sans m’attarder sur la référence au sacré, à la Bible et à la foi, c’est que l’artiste, aux yeux du Dürer de Hoffmann, doit se mettre au service de quelque chose de plus grand que lui s’il veut espérer transmettre au monde autre chose que les preuves de son savoir-faire, aussi virtuoses et admirées soient-elles. Dans cette conception, le vrai génie est celui qui ne se contente pas de la matérialité de son art, jugée triviale si l’on se limite à elle, mais va chercher, dans une quête incessante, quelque chose qui lui apparaît hors de portée, comme « suspendu dans l’infini ». 

C’est à la lumière de cette conception qu’il faut regarder les « productions » de nos « artistes » contemporains, arrogants pour la plupart (je parle des plus connus, ceux qui règnent sur le « marché »), au point, se prenant pour des dieux, de réécrire, chacun à sa façon, les lois de l’art. Pauvres « artistes plasticiens », en vérité ! Qui parmi eux se donne pour but d’inciter ses contemporains à regarder plus haut que leur petite personne ? 

Bien sûr, Hoffmann était un romantique, un idéaliste, que sais-je encore. Je me contenterai de dire que lui, au moins, qui avait voué son existence à l’art, a laissé une œuvre ouvrant sur des perspectives plus vastes que lui. Voilà un vrai génie. Voilà un grand artiste. 

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 30 avril 2016

CHRISTOPHER LASCH ET L'ARCON

LASCH LE MOI ASSIEGE.jpg2 

Alors maintenant, comment Christopher Lasch analyse-t-il l’évolution des pratiques picturales après 1950 ? 

« Les équipements d’enregistrement modernes monopolisent la représentation de la réalité, mais ils brouillent également la distinction entre réalité et illusion, entre le monde subjectif et celui des objets, gênant par là même les artistes lorsqu’il s’agit de se réfugier dans le fait brut du moi, comme le disait Roth. Pas plus le moi que son environnement n’est plus un fait brut. » Christopher Lasch, Le Moi assiégé, p. 135. On a déjà croisé une telle idée. On sait qu'elle vient de Guy Debord et de sa Société du spectacle : tout au long de notre existence, toutes nos perceptions (enfin, la plupart) nous parviennent aujourd'hui médiatisées sur un écran où se projettent des images élaborées par d’autres instances que nous-mêmes. Nous n'avons plus d'expérience directe du monde.

« L’artiste romantique projetait des mots et des images dans le vide, en espérant imposer l’ordre au chaos. L’artiste postmoderne et postromantique les voit comme des instruments de surveillance et de contrôle. » C’est l’écrivain William Burroughs qui inspire ici Lasch. 

Mais surveillance et contrôle ont été rendus possibles par la généralisation des sciences dites « humaines », au premier rang desquelles on trouve bien sûr la psychologie et la sociologie : « L’observation scientifique et sociologique abolit le sujet en faisant de lui le "sujet" d’expériences censées faire apparaître sa réaction à divers stimuli, ses préférences et ses fantasmes privés. Sur la foi de ses découvertes, la science construit un profil composite des besoins humains sur lesquels elle pourra baser un système (envahissant bien que pas ouvertement oppressif) de régulations comportementales » (p.141). "Régulations comportementales" ? On ne peut être plus clair, me semble-t-il, sur le processus d'asservissement des individus par un système devenu complètement anonyme, du fait que tout ce qui sert à connaître l'homme (les sciences humaines) fournira plus tard des outils perfectionnés pour le contrôler.

L’auteur puise la substance de ce raisonnement chez l’Anglais J.G. Ballard. La préoccupation que ce dernier exprime dans ses romans n’est autre que le processus d’onirisation de la vie, qui résulte de la « saturation de l’environnement par les images et l’effacement consécutif du sujet », tel qu’on peut en voir la manifestation dans le travail d’artistes comme Robert Rauschenberg, Andy Warhol, Roy Lichtenstein, Claes Oldenburg, Jasper Johns, Robert Morris.

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Que ce soient une vignette de BD (Lichtenstein), une aiguille et son fil ou une pince à linge (Oldenburg), l’agrandissement démesuré (x 1000 ou 10000, pour le moins) de l’objet lui fait perdre sa matérialité utilitaire et le coupe de toute réalité concrète. Ce qui fait perdre toute possibilité pour l'œuvre d'art de signifier quoi que ce soit. Sans parler de l'infinie dérision dont de telles œuvres sont porteuses. Il se produit le même phénomène de déréalisation dans la multiplication de la boîte de Campbell Soup ou du portrait de Marylin (Warhol). Il est désormais admis que l’ « œuvre d’art » vole de ses propres ailes, loin de toute basse réalité, offrant au gré des caprices de l’artiste tel objet trivial à l’adoration des foules. On peut voir là une forme de prosternation devant le dérisoire : Clement Greenberg « croyait quant à lui que l’art ne devait jamais tenter de renvoyer à quoi que ce soit en dehors de lui-même ». 

Un tel courant a pour conséquence (c’est peut-être le but poursuivi par ces artistes) de dépersonnaliser l’œuvre d’art et d’éliminer la subjectivité (Sol Lewitt), tendant à « brouiller la frontière entre illusion et réalité ». Cette conception de la création artistique procède évidemment des coups inauguraux que Marcel Duchamp, en son temps, a portés au statut de l’artiste. On traitait André Breton de "Pape du surréalisme". Duchamp peut à bon droit être qualifié d' "Empereur du ready-made". Refusant de signer des « chefs-d’œuvre » au bas desquels il serait fier d’apposer sa signature, Duchamp voulut en finir avec la « confiscation » de la créativité par les seuls individus « créatifs ». Idée a priori généreuse et démocratique. 

Mais c'est du flan, une vaste blague, une farce grotesque et un désastre général, en vérité, car on sait ce qu’il en est advenu : non seulement le monopole n’a pas été mis à bas, mais il est à présent accaparé, non par des créateurs authentiques, mais par des individus qui se contentent de commercialiser une « idée » artistique, si possible spectaculaire (le bleu de Klein, l’outre-noir de Soulages, la Campbell Soup de Warhol), quand ce n’est pas par de vulgaires hommes d’affaires (Jeff Koons était courtier en matières premières à Wall Street, avant d'être embauché dans la domesticité au service du milliardaire François Pinault). 

Il est bien loin, le temps où la société demandait à l’artiste d’administrer la preuve de son savoir-faire et de sa maîtrise technique dans l’art de peindre. Aujourd’hui, tout individu (je ne dis pas "artiste", car tout le monde est concerné par l’appel) un peu astucieux devient une start-up potentiellement dotée d’un bel avenir commercial : sois assez ingénieux pour créer toi-même ton propre « créneau ». Il ne s’agit certes pas du même savoir-faire. 

Christopher Lasch se réfère à un essai du philosophe allemand Walter Benjamin, suicidé en 1940 à la frontière franco-espagnole, L’Œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique. Qui dit production en série dit forcément société industrielle, société de consommation, société de masse. Chaque tendance de l’art contemporain va s’inscrire dans un « créneau » précis, celui qui lui est dévolu sur le marché d’une consommation donnée. Que cela s’appelle « minimal art », « systemic painting », « optical art », « process art », « earth art » ou conceptualisme, tous participent de ce mouvement de déconstruction (de « démystification »). Et chacun, bien rangé dans sa case, occupe le « segment de marché » qu’il a réussi à s’ouvrir. 

Christopher Lasch conclut logiquement à la « fusion du moi et du non-moi », sorte d’indifférenciation des moi, des êtres et des choses, un monde où les distinctions sont abolies, « un monde où tout est interchangeable ». C’en est au point que « la survie de l’art, comme de toute autre chose, est devenue problématique », au motif « que l’affaiblissement de la distinction entre le moi et son environnement – développement fidèlement consigné par l’art moderne jusque dans son refus de devenir figuratif – rend le concept même de réalité, ainsi que celui du moi, de plus en plus indéfendable » (p.155). 

Ce qui arrive arrive, ce qui existe existe, ce qui est là est là, c’est tout : il n’y a plus rien sous la surface des choses, toute substance, tout contenu sont révocables, l’unité de la personne est pulvérisée (« Puisque l’individu semble être programmé par des agences extérieures – ou peut-être par sa propre imagination exaltée – il ne peut être tenu pour responsable de ses actes »), l’insignifiance triomphe. Il n'y a plus que de pures apparences : images fabriquées par des gens de métier, et déconnectées de tout contenu humain réel. L'homme en personne devient virtuel.

Les artistes de la fin du 20ème siècle commentent leurs propres œuvres et le « geste » qui les y a conduits comme s’ils inventaient un nouveau monde. Mais c’est une simple grimace. N’est pas Christophe Colomb qui veut.

Au total, Christopher Lasch, en regardant l’évolution de l’art contemporain, semble contempler un champ de ruines. Difficile, je crois, d’aller plus loin dans la dénonciation de l’impasse où se sont engouffrés les artistes depuis cinquante ans et plus. 

Plus radical que Christopher Lasch, tu meurs. 

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 29 avril 2016

CHRISTOPHER LASCH ET L'ARCON

1 

Je reviens une dernière fois sur Le Moi assiégé, de Christopher Lasch (voir 16 et 19 avril), pour voir un peu ce qu’il pense de l’art contemporain. C’est un sujet qui me tient à cœur. Il regroupe différents courants et tendances sous l’appellation d’ « esthétique minimaliste » (le titre original du livre est The Minimal Self). Et on peut dire que, même s’il ne porte pas trop de jugements de valeur, on comprend que toute son analyse aboutit à une conclusion simple : tout ce qu’on appelle art contemporain est dans un sale état. Et il ne faut pas chercher l'origine de cette situation ailleurs que dans la civilisation, elle-même dans un sale état. 

On comprend que les optimistes qui croient dur comme fer dans les vertus progressistes et émancipatrices du Progrès, de l’innovation technologique et autres contes de fées, évitent tant que faire se peut de lire les livres de Christopher Lasch : le tableau qu’il dresse du monde qui est le nôtre n’a en effet rien à voir avec celui dont ils s’ingénient à faire la promotion, jour après jour, et sur lequel leur pinceau suave dessine toutes les promesses mirifiques dont ils nous assurent que le monde futur les comblera au-delà même de nos espérances. 

La lecture de Christopher Lasch, à cet égard, est profondément démoralisante. Pan après pan, il ôte en effet le resplendissant habit de lumière dont les promoteurs de l’avenir radieux revêtent des illusions avant d’en refourguer le « grand récit » aux foules, priées de croire que le monde s’achemine sans faiblir vers toujours plus de mieux (Jacques Higelin le chantait : « Aujourd’hui peut-être, Demain ça sera vachement mieux », dans "Alertez les bébés", 1976). Sur la question, tout le monde devrait avoir lu Le Seul et vrai paradis : nul doute que le mythe du Progrès en prendrait un sale coup derrière les oreilles. 

Le monde de l’art ne pouvait évidemment pas rester à l’abri des bouleversements, des chambardements et autres destructions qui ont fait du 20ème siècle celui de la guerre militaire, politique et économique, bien que les critères auxquels se conformaient les artistes eussent déjà connu quelque bouleversement quand la 1ère guerre mondial s’est déclenchée. C’est sans doute pourquoi Christopher Lasch intitule la partie de son ouvrage où il aborde la question de la création artistique « L’esthétique minimaliste : art et littérature à l’époque de l’extrême ». 

L’idée d’extrême est cruciale à ses yeux : « L’art contemporain est un art de l’extrême non pas parce qu’il prend des situations extrêmes comme sujets – encore qu’une grande partie de l’art contemporain le fasse – mais parce que l’expérience de l’extrême menace jusqu’à la possibilité même d’une interprétation de la réalité par l’imagination » (p.132). Bien d’accord avec l’auteur, qui ajoute juste après : « Le seul art qui semble adapté à une telle époque (à en juger par l’histoire récente de l’expérimentation artistique) est un anti-art, ou art minimal », dont la caractéristique première n’est pas forcément le minimal comme style, mais la « restriction drastique de son champ de vision ». 

Par exemple, Anaïs Tondeur (on peut cliquer pour voir les images) a accompagné de son travail les recherches de Michael Marder sur les indéniables mutations génétiques qui touchent la flore autour de la centrale de Tchernobyl, en plaçant sur du papier photosensible des plantes irradiées de la région (on appelle ça des rayogrammes). Elle intitule ça « Tchernobyl’s herbarium ». Si ce n’est pas une restriction drastique du champ de vision de l’art, ça …. 

L’artiste contemporain fait le choix de l’ordinaire, de l’effacement de sa propre personnalité et, en décontextualisant radicalement l’objet, supprime toute relation qu’il entretient dans la réalité avec les autres objets. Appelons ça le parachutage arbitraire de l’inouï dans l’œuvre. L'artiste contemporain a réhabilité l' "acte gratuit". L’artiste, au surplus, en s’affirmant comme pleinement original, prétend ne se placer sous l’égide d’aucun maître, d’aucune école : seul son bon plaisir le guide. 

De plus, de quelle réalité parle-t-on ? Est-ce celle dont nous aurions une expérience directe, et qu’on appelle « le monde » ? On peut de moins en moins répondre par l’affirmative, tant notre relation avec elle passe par la vision que nous en fabriquent à chaque instant toutes sortes de médias. On reconnaît là une idée directement inspirée de Guy Debord et de sa « société du spectacle », concept dont Christopher Lasch est un familier, même s’il n’en fait pas état ici.

L’iPhonisation des hommes enferme en effet les esprits dans des murs immatériels, sur lesquels une « réalité » de plus en plus « virtuelle » projette l’image (la représentation) trompeuse d’un monde qui semble se plier au moindre de nos désirs. Pur fantasme infantile, évidemment, enraciné dans le narcissisme triomphant de l'époque : l'impression de toute-puissance qui précède, dans le psychisme, l'horrible séparation avec la mère. La séparation qui rend l'individu autonome.

Par ailleurs, selon lui, l’homme est devenu une simple entité statistique, dont la substance proprement individuelle et les motivations profondes, dûment et indûment scrutées en permanence au moyen d’outils sophistiqués, finissent par former l’image d’un être global, collectif et abstrait, censé représenter les tendances dominantes dans une société donnée : « Les médias font un effort sérieux pour nous dire qui nous sommes ». Magnifique formule. Comme dit Souchon : « Dérision de nous dérisoires » ("Foule sentimentale"). 

Sondages et enquêtes d’opinion dessinent et sculptent un ectoplasme d’identité collective, que ses promoteurs tentent de cautionner à coups de fables et de loufoqueries, au premier rang desquelles une prétendue scientificité dont ils s'efforcent d'habiller leur activité mercantile. A ce compte-là, pour savoir qui je suis, je n’ai plus à m’interroger à partir de ma vie intérieure : il faut seulement que j’ouvre le journal ou que je regarde la télé. Les médias inventent et fabriquent jour après jour un individu statistique, supposé tenir lieu de ciment social, voire national. Mais qui, accessoirement, a pour effet de devenir une norme impérieuse, à laquelle les individus de chair et de sang sont, sans que ce soit dit, invités vivement invités à se conformer. 

On a compris l’imposture. 

Voilà ce que je dis, moi.

dimanche, 06 mars 2016

À PROPOS DE RAYMOND QUENEAU

QUENEAU PAR LECUREUR.jpgMODESTES CONSIDÉRATIONS SUR LA MODERNITÉ

Résumé : on aura compris que ce que certains adorent encore sous le nom de "modernité" ou de "modernisme" me court depuis lurette sur le haricot. Il va de soi que la biographie de Raymond Queneau apparaîtra légitimement comme un simple prétexte à quelques réflexions oiseuses. Et inactuelles. Et dont je ne méconnais pas l'épaisseur du trait qui a servi à les écrire.

2/2 

Comme les peintres du 20ème siècle ont élevé la matière, la forme et les outils à la dignité d’œuvres picturales, comme les musiciens ont élevé tous les sons possibles, y compris les bruits (chasse d'eau, aspirateur, ...), à la dignité de matériau musical, les littérateurs soucieux de toujours se tenir à l’avant-garde des mouvements d'avant-garde ont écrit des œuvres où ils font du matériau langagier l’objet de leur travail, dans un superbe effort d'objectivation. 

Lécureur enfonce le clou, à propos des J.A.R. (jeunes auteurs réunis) : « Cependant, ils ont tous en commun ce désir, cet instinct, cette volonté de "démythisation" de notre société, qui les situe face à ceux qui voudraient abusivement exploiter de prétendus mythes, qui ne sont que des préjugés éculés et de superstitieuses survivances » (p.404). La messe est dite : la llittérature doit s’engager sous l’étendard du rationnel à tout crin. De l'intelligence comme valeur suprême. La croyance doit se savoir croyance, c'est-à-dire s'abolir. Pas de salut hors de ce credo impérieux. Retour aux combats des philosophes du dix-huitième siècle. Le nouveau diable s'appelle "mythe", "grand récit" ou ce qu'on veut. Sans prétendre militer pour la réhabilitation des superstitions, on peut se demander qui nous gardera des dégâts induits par les mésusages de la Raison.

Car le 20ème siècle, à travers ses théories picturales, musicales et littéraires, offre trois cas de fétichisme de la matière et de divinisation de l'Intelligence Rationnelle : après tout, pourquoi les outils patiemment mis au point par des millénaires d’histoire humaine (c'est-à-dire de "mythisation", de fantasmes, d'imagination, de "projections psychiques", bref : de délire lyrique) n’auraient-ils pas le droit d’être à leur tour promus au rang des œuvres d’art ? La technique, y a que ça de vrai. J’en suis venu à me demander, quant à moi, ce que peut avoir à dire un artiste qui ne parle pas du monde, mais qui commente ce qu'il fait. Ce que peut signifier cette promotion sur le devant de la scène, cette starisation des outils, moyens et autres instruments et supports au panthéon des valeurs esthétiques : la civilisation, confrontée à sa propre vacuité, a-t-elle encore quelque chose à dire? 

C’est en tout cas la conclusion à laquelle Jean Dubuffet arrive, s’agissant du Collège de ’Pataphysique : « "Les réunions (remarquablement masculines) du Collège de ’Pataphysique ont quelque chose de vain, écrivait-il, de vacueux, mais tout l’édifice entier de la ’Pataphysique apparaît quelquefois fondé sur la "Vacuité". Il s’en sépara le 28 octobre suivant » (p.478). Dubuffet évoque la question dans Bâtons rompus (Minuit, 1986). Maintenant, on n’est pas obligé de le suivre dans ses « retours aux sources de l’art » (art brut, dessins d’enfant, etc.) et dans sa doxa : « Tout fait art ». Je ne sais pas au juste, finalement, ce que Dubuffet reprochait au Collège. 

La civilisation, exténuée des efforts accomplis pour dominer le monde (avec les joyeusetés et autres beaux résultats offerts par le 20ème siècle), avait vidé les caves et les greniers de son imaginaire. N’ayant plus rien dans ses réserves pour dire le monde (qu’elle avait fini de dévorer), elle s’est retournée sur elle-même, dans un éperdu mouvement de questionnement et d’introspection narcissiques et culpabilisés (d'où la croissance proliférante des "sciences humaines"). 

Poussée dans ses retranchements, n’ayant plus rien à dire, elle a commencé à se regarder, à s'examiner, à se disséquer, à se "déconstruire". Elle s’est tournée vers ses propres moyens techniques, ses propres outils, ses propres façons de travailler et de vivre pour se donner l’impression que non, ce n’en était pas fini de ses ressources créatives. Elle s’est mise à se regarder vivre. Et les littérateurs se sont mis à se regarder écrire, les peintres à se regarder peindre, les musiciens à se regarder composer. Le concept s'est suffi à lui-même, délogeant l'imaginaire de son lopin, renvoyé à la préhistoire de l'art. Dans un retour réflexif sur elle-même, la civilisation a fait subir au sentiment qu’elle avait de sa validité et de sa légitimité une remise en question de tous ses paramètres, qui a quelque chose à voir avec l’Inquisition : quelle autre civilisation que la nôtre s'est dit, un jour : je suis un péché  ?

Les travaux de l’Oulipo, selon moi, illustrent assez bien l’épuisement des ressources imaginaires de l’Occident, puisque ses fondateurs (Le Lionnais et Queneau) avaient l’intention d’explorer les moyens de fabriquer de la littérature en puisant dans les ressources offertes par les mathématiques (ils étaient tous deux mathématiciens). Condorcet le révolutionnaire aurait été enchanté de cette perspective, lui qui avait dans ses cartons des projets d'application des principes mathématiques à l'organisation sociale. A quoi son malheureux suicide nous a-t-il permis d'échapper ! La "déesse Raison" ! Il ne faut pas exagérer !

On comprend d’ailleurs que Perec se soit senti comme chez lui dans les rangs oulipiens, puisque, de son côté, il avait essayé de mettre au point une telle machine, qu’il avait baptisée PALF (Production Automatique de Littérature Française). Et qui a demandé à Claude Berge, mathématicien, des conseils alors qu'il préparait La Vie mode d'emploi. Mais lui, il avait assez à dire pour donner vie à des machines structurales.

Franchement, qui peut prendre vraiment au sérieux le pari stupide de 100.000.000.000.000 de poèmes, livre qui doit poser quelques légers problèmes de fabrication (voir ci-dessous), et qui repose en plus sur une imposture : « Ce petit ouvrage permet à tout un chacun de composer à volonté cent mille milliards de sonnets » ? "Composer" ? Eh, menteur, qui les a écrits, les vers ? Un livre assez couillon, finalement. Aussi bête, en fin de compte, que ces "livres dont vous êtes le héros", où on fait croire au lecteur qu'il a le choix (la même gaminerie existe dans des partitions musicales !). Un défi, si l'on veut, une performance technique à la rigueur, mais une récréation de vieil érudit retourné au bac à sable, du genre : attention les yeux ! Vous allez voir ce que vous allez voir. Je ne comprends pas la béatitude de ceux qui admirent ça.

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Ce bouquin, pour moi, tient du canular. Du jeu spéculatif, à la grande rigueur.

Maintenant, tout ce qui précède ne m’empêche pas de reconnaître le caractère exceptionnel de l’individu nommé Raymond Queneau. Il faudrait être idiot pour lui dénier ses multiples mérites, à commencer par la nature profondément encyclopédique de son intelligence, ce qui l’a amené à jouer un rôle éminent, et même central, dans l’existence des éditions Gallimard. Lécureur parle de sa « boulimie intellectuelle », qu’il juge « phénoménale » (p.343). Je suis évidemment d'accord. Sa curiosité tous azimuts, son énergie inlassable l’ont mis en contact avec d’innombrables interlocuteurs. En plus, quoiqu’amateur, il n’était pas mauvais peintre. J’ai du mal à le suivre dans ses goûts : Jean Hélion est-il un artiste à ce point inoubliable, lui qui est allé de la figuration à l'abstraction et retour, quoiqu'à contretemps des modes ? 

Au total, je ne peux m’empêcher de comparer les biographies de Perec et de Queneau, que j’ai lues à la file. Et je vais vous dire, autant la première m’a donné envie de me replonger dans les œuvres de leur auteur, autant la seconde me renforce dans ma décision de regarder les livres de l'écrivain en me contentant de leur dos, sur le rayon.  

Pour moi, tout le travail de Raymond Queneau illustre bien les malheurs qui affligent la littérature au 20ème siècle, une littérature exténuée, qui a cessé de croire en elle-même, en la légitimité intrinsèque de l'imaginaire (la "mythisation") qu'elle propose et instaure. Une littérature entrée dans l’ère du doute et du soupçon généralisés. 

En attendant l’ « Ère du vide » (titre d'un livre de Gilles Lipovetsky). Et les « déconstructeurs » : l'intelligence déconstruit les mythes qui ont fondé nos sociétés, les stéréotypes et les éventuels préjugés qu'ils ont produits. Tout ça pour quoi ? A force d'intelligence, à force d'intellectualité, à force de se déconstruire, à force de contrôler la validité de son ticket de transport dans le train de l'existence et de la construction sociale, l'être humain est en train de se rendre compte que, au bout de la déconstruction, quand il a fait le tour du caractère artificiel et arbitraire de tous ses édifices culturels, il ne reste en lui que le vide.

En matière d'humanité, il ne saurait y avoir de Vérité : il n'y a que des choix, des décisions, des créations, des contextes, des situations. Il y a les principes ; et puis il y a la vie. Toute institution humaine est arbitraire (tiens, Queneau, l'orthographe, par exemple !). C'est vrai, après tout : pourquoi ainsi et pas autrement ? Pourquoi ceci plutôt que cela ? Mais l'humanité n'est pas un hypermarché. Il faut se poser des questions, c'est sûr, mais bon, il faut aussi se reposer. Car sous cet angle, tout ce qui est humain peut être déconstruit et passé à la moulinette.

Je pense à la phrase d'Archimède : « Donnez-moi un point fixe et je soulève l'univers ». Il demandait l'impossible : il n'y a pas de point fixe dans l'univers. Pourtant l'homme a besoin de fixer, et de se fixer. Or, les "vérités" auxquelles il s'attache ont besoin de la durée pour s'établir. Ce décalage est une infirmité : il faut le reconnaître. Et puis comme on dit : "il faut faire avec". L'esprit de l'homme tend à éterniser l'instant. C'est pour ça qu'il a un passé. C'est aussi pour ça qu'il s'est fabriqué des dieux. 

Une société relativement rationnelle se donne les moyens d'y voir clair. Une société absolument rationnelle se propose de tirer la vie au cordeau, c'est-à-dire de la rendre invivable. Il faudrait penser à protéger, à sauver ce que Hermann Broch appelle le « résidu irrationnel », ce reste qui échappera toujours à la connaissance scientifique. Pour notre bonheur. Ce "résidu" s'appelle la liberté.  

L'imaginaire (les mythes, etc.), c'est la vie qui nous dit à l'oreille : quelque chose plutôt que rien. La vie qui nous dit : cette chose plutôt qu'une autre. Tant pis : on ne peut pas tout rationaliser : vivre, c'est aussi choisir, donc éliminer. C'est entendu : ce que nous sommes collectivement résulte d'une convention : une "identité". C'est entendu : une identité n'est pas une Vérité. Notre identité est conventionnelle. Nos institutions sont conventionnelles. Et les religions. Et les cultures. Et les mœurs. Et les habits. Et ..., et ..., et ...

Pour pasticher la plus grande niaiserie en vigueur chez les promoteurs de la "modernité" : « On ne naît pas humain : on le devient ». Tu l'as dit, bouffie (et le "e" n'est pas une coquille) !

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 17 décembre 2015

LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS 12/9

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LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS : 

ESSAI DE RECONSTITUTION D’UN ITINÉRAIRE PERSONNEL

(récapitulation songeuse et un peu raisonnée) 

POST-SCRIPTUM 

Combien de « Justes » à Sodome ? 

3 

BRITTEN 3.jpgJe garde Benjamin Britten pour son ample et magnifique WarBRITTEN 1 BENJAMIN.jpg requiem, à cause des poèmes que Wilfred Owen avait écrit dans les tranchées de 14-18, avant de mourir le 4 novembre 1918 (est-il permis de mourir le 4 novembre 1918 ?). Mais je garde aussi son Quatuor opus 4 (Simple Symphony), à cause de la splendide « Sentimental Saraband ». 

ZIMMERMANN 1 BERND ALOÏS.jpgLe War Requiem de Britten appelle aussitôt le très beau RequiemPENDERECKI 5.jpg für einen jungen Dichter, de Bernd Alois Zimmermann, ce suicidé de 1970 qui a composé de la musique sévère, parfois brutale et angoissée, mais d’une exigence formelle impeccable. Et qui touche, par sa force et sa sincérité. Toujours dans ce qui prend à la gorge, j’aime faire un tour du côté de Krzysztof Penderecki et de son Thrène pour les victimes d’Hiroshima. 

SCHÖNBERG 4.jpgD’Arnold Schönberg, dont j'ai eu raison de dire beaucoup de mal, je sauve malgré tout La Nuit transfigurée, mais dans la version originale pour sextuor à cordes proposée par leGLASS.jpg quatuor Talich (augmenté). Il faut dire que c’est son opus 4 : il n’avait pas encore eu sa crise de démence atonale. Et dans la foulée, je récupère le Quatuor n°4, REICH 5.jpgintitulé « Buczak », de Philip Glass, par le Kronos Quartet : aussi bizarre que ça puisse paraître, les arpèges et l’impression de répétition ont une superbe tenue de route. Ajoutez-y, dans le même mouvement et toujours par le Kronos, le Quatuor Different trains de Steve Reich. 

BRYARS GAVIN JESUS.jpgDe Gavin Bryars, si vous perdez patience à l’écoute de Jesus bloodBRYARS 1 GAVIN TITANIC.jpg never failed me yet (74’45"), avec la voix d’un authentique « tramp », et Tom Waits à la fin, rabattez-vous sur The Sinking of the Titanic, superbe et presque religieuse évocation du naufrage, que vous pourriez vous croire accompagner dans sa descente aux enfers. Ensuite, le petit Te Deum d’Arvo Pärt, pour se détendre : si ça ne casse pas trois pattes à un canard, ça ne fait pas de mal, c’est du contemporain consensuel. 

KURTAG 2.jpgPlus nerveux, plus viril pourraient dire certains, est Játékok de György Kurtág, que je retiens, entre autres, à cause de quelques transcriptions de Jean-Sébastien Bach, qui sonnent comme des hommages ou comme le paiement d’une dette. Kurtág est un homme à respecter. 

RAVIER 1 CHARLES.jpgJe voudrais clore ce palmarès personnel par quelques compositeurs français d’aujourd’hui qui ont marqué mon oreille au cours du temps. Charles Ravier a écrit une curieuse et passionnante Liturgie pour un Dieu mort, alias « formulaire pour une déambulation processionnelle de sons d’après des thèmes poétiques de Jean-Pierre Colas. Langage imaginaire de la cantillation réalisé et adapté par Sylvie Artel ». 

REBOTIER 1 JACQUES.jpgJacques Rebotier a écrit quant à lui un Requiem de haute qualité, qui se distingue par le texte très étonnant et très beau de Valère Novarina, une « Secrète » que le compositeur a insérée dans le Benedictus : « Entre un homme apportant son cadavre. (…) Cadavre de moi ici présent en pensée, te voici face à Dieu, je te dis : je suis un homme qui vient apporter sa mort et son cadavre au Dieu vivant … ». Le mécréant que je suis reste ému et fasciné (vieille nostalgie ?) par la croyance des croyants, ainsi que par la force des formes esthétiques qu’elle est capable de produire quand elle est profonde et authentique. 

HERSANT 1 PHILIPPE.jpgPhilippe Hersant, entre autres œuvres (sa production est variée), a composé le remarquable Lebenslauf (« Six mélodies sur des poèmes de Hölderlin »), fait pour la voix de Sharon Cooper, accompagnée par l’ensemble Alternance d’Arturo Tamayo. 

Je manifesterai encore quelques tendresses pour les « Dix-huitFENELON 1 PHILIPPE.jpg madrigaux (1995-96) » de Philippe Fénelon, d’après les Elégies de Duino, de René-Maria Rilke. L’ensemble Les Jeunes solistes, dirigé par Rachid Safir (un ancien de A Sei voci, de l'énorme, du proéminent, du regretté Bernard Fabre-Garrus) fait merveille. Des PECOU 2.jpgmêmes interprètes, j’en profite pour mentionner le drôle de disque « L’Homme armé », placé sous la double égide « Dufay / Pécou », qui développe une impeccable « Messe "L’Homme armé" » de Guillaume Dufay, mais farcie de pertinentes "Interventions" de Thierry Pécou, et suivie d’une assez belle œuvre (L’Homme armé) de Thierry Pécou tout seul. 

Et puis je conclurai, mais en avouant l’incomplétude forcée de ce palmarès qui,POUSSEUR 1 HENRI.jpg sinon, aurait paru fastidieux à tout le monde, par le choix de deux œuvres contemporaines qui m’ont fait faire halte dans leur oasis. Je veux parler de Dichterliebesreigentraum, de Henri Pousseur, malgré le métal parfois cinglant de la voix de Marianne Pousseur. 

DUFOUR 2.jpgJe veux aussi parler de l’étonnante œuvre électro-acoustique de Denis Dufour : Notre Besoin de consolation est impossible à rassasier. Le texte, bref mais saisissant, est celui que l’écrivain Stig Dagerman a écrit peu de temps avant de rendre, très volontairement, son âme à l’univers (comme le bon roi Dagobert de la chanson de Charles Trenet). Je suis toujours incapable d’évaluer la validité des sons que l’auteur a posés sur ce texte magistral, mais je salue la dignité de la démarche de ce compositeur qui marche (du moins "marchait", quand je l'ai croisé) toujours pieds nus, dit-il, pour rester en toute circonstance en contact direct avec la VIBRATION DU MONDE. 

Voilà, pour ce qui est de la musique au 20ème siècle, quelques-uns parmi les « Justes » qui me semblent ne pas avoir cédé à la frénésie de l'innovation formelle à tout prix ; ne pas avoir tenté de détruire l'esthétique musicale par l'exploration dadaïste de ses contextes potentiels ; ne pas s'être contentés d'expérimenter tous les possibles offerts par l'évolution (je ne dis pas le "progrès") technologique du monde, juste pour voir quel "objet sonore" ça donne ; et ne jamais avoir oublié que ce n'est pas à l'oreille de s'adapter aux moindres caprices d'alchimistes des compositeurs, mais que c'est à la musique d'aller chercher l'oreille pour lui proposer l'écho de l'univers (quelle que soit cette entité) que l'artiste a pressenti au-dessus de lui et qu'il se donne pour tâche de transmettre. Je reste sur cette conviction : la personne du compositeur de la musique s’adresse-t-elle (ou non) à la personne de l’auditeur qui reçoit celle-ci, pour lui dire quelque chose dont il croit sincèrement que ça devrait l'intéresser ? 

C’est, définitivement, pour moi, la « Ligne de Partage des Eaux ».

Voilà ce que je dis, moi.

Note : les deux billets qui précèdent font assez « Tableau d'Honneur » pour me dissuader d'en faire autant pour les arts visuels. Pour ce qui est des peintres contemporains qui, à mes yeux, méritent de figurer parmi les « Justes », c'est-à-dire qui n'ont pas renoncé à la tâche de se colleter avec la pâte de couleur (je rappelle que le calamiteux Andy Warhol disait lui-même qu'il trouvait ça "trop difficile", d'où la dérive de la pratique de l'art du peintre en direction du concept, de l'idée, de l'abstraction, de l'intellect et, pour finir, de la marchandise et de toute la veulerie que ça implique), le lecteur peut consulter les billets que j'ai consacrés à quelques-uns entre fin mars et début avril 2014. Et puis ici ou là.

mercredi, 16 décembre 2015

LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS 11/9

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POST-SCRIPTUM 

Combien de « Justes » à Sodome ? 

2 

Partant de là, dans le capharnaüm de la production des arts du 20ème siècle, j’ai décidé de me constituer un petit trésor personnel, un panthéon domestique et familier, une famille d’élection, une modeste caverne d’Ali Baba, où coule la source de mes plaisirs esthétiques. Je ne vais pas établir la liste complète de mes préférences ainsi définies. Ce n’est même pas le nom des peintres et des compositeurs qui pourrait figurer ici : il est clair que ce ne sont pas les œuvres complètes de ceux qui ont capté mon attention, mon regard, mon ouïe. 

Il va en effet de soi que je ne suis pas fou de toutes les œuvres d’Olivier Messiaen (j’ai du mal avec les Poèmes pour Mi, et ce n’est pas ma seule réserve), de Bartok Bela (j’ai du mal avec Le Château de Barbe-bleue), de Dimitri Chostakovitch (j’ai du mal avec les symphonies), pour prendre les premiers qui me viennent. De même que je ne peux pas prendre tout Beethoven (j’ai du mal avec Christus am Ölberg, bien que j’aie chanté dans les chœurs qui le donnaient), je ne garde pas tout de chacun, forcément. 

Je ne suis pas non plus asservi à un « genre » de musique : je reste effaré qu’on puisse sérieusement se déclarer « fou de rap », « fan de heavy metal » ou « idolâtre de Johnny Halliday » (tant pis, c’est tombé sur lui). Je n’ai pas encore compris comment on peut dans le même temps se déclarer adepte de la tolérance et de l’ouverture à tout et à tous, et river ses oreilles à un seul et unique « genre » musical : c'est être très intolérant. J’en arriverais presque à considérer l’éclectisme de mes goûts musicaux et picturaux comme une preuve d’ « ouverture aux autres et au monde » (pour parler la langue officielle). 

De même que le Docteur Faustroll (Alfred Jarry) ne gardait de toute la littérature qu’une œuvre de vingt-sept écrivains, ces œuvres qu’il appelait « Livres Pairs » (à l’exception éminente de Rabelais, qui figure pour toute son œuvre, j’oublie les différences entre le manuscrit "Lormel" et le manuscrit "Fasquelle"), de même, s'ilMESSIAEN 6 20 REGARDS.jpg fallait ne garder de mes élus qu'une seule œuvre, de Messiaen, ce seraient les Vingt regards sur l’enfant Jésus (par Béroff, Muraro ou Aimard, mais en commençant par Yvonne Loriod (cliquez pour 2h00'11"), cette femme à nom d'oiseau qui attendit avec amour et patience que le compositeur et ornithologue reconnu se sente enfin autorisé à l'épouser) ; de Bartok, le Quatuor n°4 (par les Vegh) ; de Chostakovitch, le Quatuor n° 8 (par les Borodine ou Fitzwilliam). 

Et ma préférence va plus loin dans le détail. Des Vingt regards …, je garde, en plus des accords initiaux qui sont « le thème du Père » (de Dieu), qui jalonnent et structurent toute l’œuvre,  le vingtième (« Regard de l’Eglise d’amour », oui, moi, un mécréant endurci !), à cause de la joie triomphante qui en ruisselle et vous prend dans ses bras pour vous accroître d’une force que vous receliez sans le savoir. Je ne me suis jamais repenti de vivre l'épreuve initiatique que représente l’écoute intégrale des Vingt Regards. J'en garantis l'effet confondant sur le moral.

BARTOK 1 BELA QUATUORS.jpgDu Quatuor n°4, je garde l’ « allegretto pizzicato », à cause de sonCHOSTAKO 5.jpg espièglerie savante ; du Quatuor n°8, le « Largo » initial, à cause de son paysage de lande désolée, où je crois voir un corbeau s’envoler lourdement sur un ciel de sombres cumulo-nimbus (ci-contre à droite, la bobine de Chostakovitch, au diapason de ce Largo).

Chez ces trois-là, je m’en suis maintes fois assuré, rien n’est gratuit ou sans signification (quoique le dernier ait parfois donné dans le divertissement). 

Dans la préférence musicale, j’aperçois toujours, dans l’œuvre d’un compositeur, l’opus qui me retient et, dans cet opus, le moment qui me transporte (dans un tout autre genre de musique, j’ai souvenir du « Loveless love » de Fats Waller (3'09") au « pipe-organ », et spécialement de quelques secondes merveilleuses qui l’illuminent de leur éclat). 

RILEY 1 TERRY.jpgVoilà : quand on se met à fouiner du côté des préférences, on devient impitoyable. Ainsi, ce n’est pas que le Persian surgery dervishes (91’30 ") de Terry Riley me rebute, mais la version qu’il a donnée de son In C à l’occasion du 25ème anniversaire de sa création (1995, 76’20") le surpasse de son charme renouvelé à chaque nouvelle audition. Il faut attendre quelques secondes, après la fin du morceau, la manifestation d'enthousiasme de la trentaine de musiciens embarqués dans l'événement : ils ovationnent l'auteur !

C’est la même chose avec les Sequenze de Luciano Berio : je me demande ce quiBERIO 6 SINFONIA.jpg lui a pris d’aller s’embêter avec ça, quand Sinfonia (la première version, celle avec les Swingle Singers (1968), qui m’avait emballé à l’époque) reste infiniment plus fort et d’inspiration plus vaste, à cause, entre autres, de la référence à la 2ème symphonie de Gustav Mahler (« Résurrection », dans la version Bruno Walter si possible).

GREIF 1 OLIVIER.jpgAinsi en va-t-il de tous les sons musicaux qui surnagent après le naufrage de la frénésie vorace qui m’a longtemps jeté sur tout ce qui était nouveau. D’Olivier Greif, par exemple, je garde le Quatuor n°3, sans doute à cause du poème Todesfuge de Paul Celan, qui lui donne son titre, et le cri poignant de la référence au Cantique des cantiques : « tes cheveux d’or Margarete / tes cheveux de cendre Sulamith ». La musique d’Olivier Greif est savante, mais va droit au cœur : toujours la simplicité des manières. Une forme aristocratique d’humilité. 

L’auditeur devrait toujours se poser la question : « Est-ce qu’on me parle, à moi, personnellement ? ». 

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 15 décembre 2015

LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS 10/9

A DRAPEAU.jpg

LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS : 

ESSAI DE RECONSTITUTION D’UN ITINÉRAIRE PERSONNEL

(récapitulation songeuse et un peu raisonnée) 

 POST-SCRIPTUM 

Combien de « Justes » à Sodome ?

1 

Je l’ai dit : il ne faut pas mettre tout l’art du 20ème siècle dans le même sac. D’abord parce que devenir artiste, avant toute appartenance à une école, démarre sur une idée qui, à bien y regarder, est une idée folle. Une idée totalement individuelle et risquée. J’avais été frappé, à la lecture du célèbre et plus guère lu Jean-Christophe de Romain Rolland, par l’incapacité de l’écrivain à permettre au lecteur de ne serait-ce qu’approcher de loin le mystère de l’acte créateur (« l’inspiration ») au moment où il se produit. 

L’auteur (qui a écrit un très gros ouvrage sur Beethoven), bien sûr, dit que Jean-Christophe, sans que ça prévienne, sent venir l’idée. Mais le fait de dire que … ne suffit pas à faire entrer le lecteur dans l’intimité du processus de création. Romain Rolland nous montre Jean-Christophe, dans la rue, se mettre à ne plus voir la réalité ordinaire parce qu'il ressent la poussée de l’idée qui vient et a des gestes et comportements un peu bizarres. Mais tout cela reste didactique. Ce gros livre échoue finalement à faire ressentir au lecteur l’expérience : il l’invite à un spectacle, dont les acteurs sont des marionnettes. On voit les ficelles et le bonhomme qui les tire. C’est en tout cas ainsi que je l’ai perçu. 

C’est de la même manière que l’auditeur fait son chemin dans les musiques qui viennent sonner à ses oreilles. Il faut bien admettre que ce n’est pas facile de démêler le pourquoi du comment de la germination d’une œuvre dans son auteur. Mais il n’est pas facile non plus d’expliquer pourquoi un œil ou une oreille se met à vibrer, à résonner en phase avec ce qu’il voit ou ce qu’elle entend. 

Je n'étais pas particulièrement attiré a priori par les œuvres de Marc Rothko. Pour tout dire, les reproductions que j’avais pu en voir m’évoquaient au premier abord une aridité, une gratuité peu sympathique du contenu. Pourtant, quand j’ai visité en direct la grande salle du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (en 1999 ?) où étaient rassemblés plusieurs dizaines de ses tableaux, j’ai été surpris de percevoir, et même d’éprouver, en me plaçant par hasard à une distance donnée, une sorte de vibration qui semblait émaner de la juxtaposition de ces bandes de couleurs aux contours volontairement dilués, presque noyés. Je me suis dit, tout surpris : « Là, ça le fait ! ». Ces peintures inertes s'étaient mises, en quelque sorte, à "bouger" d'un mouvement qui leur était propre. Il se produisait là un phénomène que je ne connaissais pas et que je découvrais, encore un peu perplexe. La peinture de Rothko a cessé de m'apparaître comme le pur exercice futile et gratuit d'un caprice. Je me suis dit que cet homme était à la poursuite d'une idée : faire vibrer les couleurs.

ROTHKO 1 MARK.jpg

J’ignore si c’est l’effet que l’artiste avait voulu produire : c’est ainsi que je l’ai perçu et cru comprendre. Je ne situe pas pour autant Marc Rothko parmi mes peintres préférés : je reconnais simplement avoir, à ce moment, à cet endroit, été touché. Il s’était passé quelque chose. Et c’est parce que ses tableaux avaient alors semblé s’adresser à moi comme à une personne, pour me dire vraiment quelque chose, que j’ai rangé leur auteur parmi les « Justes ». 

C’est cette façon de percevoir les œuvres picturales et musicales du 20ème siècle qui a fini par me servir de critère de jugement : l’auteur me parle-t-il à moi personnellement ? Ou bien ne fait-il aucune différence entre moi et une potiche ou une plante verte ? Suis-je un être humain ou une « cible » dans un « Plan Com' » ? Est-ce que je suis pour lui un être doté d’une existence propre et de capacités raisonnables de raisonner ? Ou bien un bidasse tout juste bon à s’armer d’une brosse à dents pour nettoyer les chiottes parce que l’adjudant l’a désigné pour la corvée ? 

L’auteur se présente-t-il comme un maître qui donne des leçons à un cancre, ou comme un égal qui m’offre de partager quelque chose de beau ? Son œuvre s’apparente-t-elle à ces articles abscons que d’arides revues philosophiques proposent au tout petit nombre d'un public averti de spécialistes hautement spécialisés ? Ou bien se présente-t-elle comme le repas succulent qu'un amphitryon aimable et accueillant a préparé pour un groupe d'amis bons vivants, venus passer chez lui une soirée destinée à laisser à tous un souvenir délectable ? 

Jean-Sébastien Bach était peut-être une maître exigeant, austère et intraitable, mais il était assez mathématicien pour, s’il faut en croire les historiens de la musique et John Eliot Gardiner (Musique au château du ciel), cacher dans sa musique des messages et des symboles terriblement élaborés. Ecoutez pour vous en convaincre l'extraordinaire musique que trois musiciens - Emma Kirkby, Carlos Mena et Jose Miguel Moreno - ont extraite, sous le titre de Chaconne-Tombeau, de la célébrissime Chaconne de la deuxième Partita pour violon seul.

Il n'y a pas à tortiller du croupion : Jean-Sébastien Bach est un homme exceptionnel. Et pourtant, ce grand savant, cet Everest, cet homme immense, ce compositeur considérable, cet artiste prodigieux a la simplicité de se mettre à ma portée. Ma gratitude envers lui est démesurée. J'aimerais en avoir une égale à l'égard de l'un de mes contemporains. Ce n'est pas le cas. Excepté - peut-être - Olivier Messiaen. J'ajoute, avec un peu de réserve, dans un autre genre, Thelonious Monk.

Dans son langage extrêmement calculé, millimétré, Jean-Sébastien Bach s'adresse à moi en personne. Il me laisse entrevoir l'espoir que, si je le désire, je peux me hisser loin au-dessus de moi-même pour me rapprocher de ce qu'il me désigne, à la haute altitude où ça se situe. Son attitude humble et familière me rassure. Pour moi, Jean-Sébastien Bach est le parfait exemple du compositeur acceptant de se faire l'intermédiaire entre un monde qui le dépasse et un monde auquel il se donne pour tâche d'insuffler l'esprit dont il a perçu la lueur. C'est un fait : avec Jean-Sébastien Bach, j'ai l'impression de percevoir une lueur. Un espoir de salut.

A cet égard, je suis obligé de reconnaître que Beethoven, ce génie supérieur, est beaucoup moins familier. L'un dit : « Quelqu'un qui travaillerait autant que moi arriverait au même résultat », pendant que l'autre s'emporte : « Est-ce que je me soucie de vos boyaux de chat quand l'inspiration me visite ? » (s'adressant au violoniste Schuppanzigh, qui se plaint de la difficulté d'exécution de sa musique, à ce qu'on raconte). Ça fait une sacrée différence. L'un m'accueille, l'autre me terrasse.

Ce n'est pas ma faute si le 20ème siècle est plein d'artistes arrogants, bas de plafond, imbus de leur "art", coupés de ma réalité à moi et qui me prennent "de haut". Toute ressemblance avec un Mal qui toucherait le discours des hommes politiques en France aujourd'hui (voir plus haut) ne serait peut-être pas fortuite. Ce qui tue l'humanité aujourd'hui, c'est, entre autres, l'arrogance des puissants. L'indifférence impudente des Grands est délétère pour l'espèce humaine.

Quand on est un Grand Monsieur, on n'a pas besoin de le dire. Humilité des Grands. Disons-le : ce n’est pas une théorie. C'est une Morale. C’est une philosophie. L'impeccable existence d'Olivier Messiaen (indispensable biographie de Peter Hill, Fayard), même sans son œuvre, prouve que c'est possible.

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 14 décembre 2015

LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS

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LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS

ESSAI DE RECONSTITUTION D’UN ITINÉRAIRE PERSONNEL

(récapitulation songeuse et un peu raisonnée)

9/9 

Du dégoût de l'humanité.

La dérision qui fait naître Dada en février 1916 au Cabaret Voltaire à Zürich est la même que celle de l'obus de 120 capable d’enfouir une section entière dans les tranchées de Verdun. Comme un mimétisme, si vous voulez : les moyens d’expression collent comme une seconde peau au contenu du discours que tient l’époque. C’est l’époque qui parle le langage du terrorisme et de la technique. La technique au service de la terreur. Le slogan du 20ème siècle, c’est : « Détruisons ! L’humain n’est rien ! Restent les sciences de la matière : l’humanité n’a plus rien à faire dans le paysage ». Dans les sciences des choses, le vibrant du vivant de l’homme est devenu un intrus. La technique, la société, les arts, diffusent le même message : l’homme est mort. Mais si ce sont des hommes qui le formulent, ce message, ce sont de pareils hommes qui s'y opposent de toutes leurs forces. Quelle sera l'issue ?

Alors la dérision, ça se reconnaît à quoi ? Je répondrai d’abord : ça se reconnaît au dérisoire de l’œuvre. Je me rappelle une « Biennale d’art contemporain », à Lyon, cette manif impulsée par un certain Thierry Raspail, au cours de laquelle étaient exposées de telles œuvres à la « Sucrière », ce bâtiment industriel auquel on a fait subir à grands frais une reconversion « Kulturelle ». Dans une des salles, on avait mis, contre les murs, des quadrilatères plus ou moins réguliers (j’ai oublié en quelle matière) posés diversement de biais, diversement ajourés de trous de diverses tailles et formes. J’imagine que l’installation était censée faire réfléchir le visiteur à la notion de verticalité, d’espace normé, d'architecture, de centre de gravité et toute cette sorte de choses : il fallait « interroger », « déranger », « dépayser ». Cela vaut-il seulement la peine de s'arrêter pour réfléchir ? Je ne sais même pas pour quelle raison j'encombre ma mémoire de cette toute petite crotte.

On peut voir une variante du dérisoire dans l’infantilisation ludique : imaginez,SUCRIER BALLONS.jpg toujours à la Sucrière, une salle entièrement remplie de ballons de baudruche, qu’il s’agit pour le visiteur de traverser.

Ou alors imaginez un camion-benne amené en marche arrière tout en haut de la Montée de la Grande-Côte, libérant au signal des milliers de balles de ping-pong. Ah, le pied, les copains ! Ça au moins, c’est jouissif ! De quoi satisfaire "Homo festivus festivus" (Philippe Muray). Des plaisirs de grand gosse. Retour au bac à sable : l'enfance de l'art !

Stade oral ! Stade anal ! Stade de France !

ANSELMO 2.jpgEt dites-vous que quand on n’est pas dans le dérisoire ou le ludique, on n’est pas loin de l’insignifiant : je pense à cette "œuvre" de Giovanni Anselmo : un parallélépipède de granite de section carrée, sur lequel un fil de cuivre accroche vaguement une plaque de la même roche, pour voir insérée, entre les deux granites, une scarole ou une laitue (la carte du restau indique sans doute "selon arrivage") de la plus grande fraîcheur. Je n'ai pas identifié l'espèce de limaille, à la base. C’est sûrement bourré de significations complexes qui devraient obtenir, du visiteur invité à brouter en supposé herbivore, qu' « il se pose des questions ». Je le dis : ce sont des subtilités auxquelles j’ai cessé définitivement de m’intéresser. Je ne me laisse plus « interpeller » aussi facilement. Loin de virer végétarien, de carnivore, je pourrais passer carnassier.

BEUYS 4 PAPIER.jpgMais ce n’est pas fini : quand on quitte l’insignifiant, c'est souvent pour entrer dans le farcesque et le gag, quand ce n'est pas l'insultant, ce que j’appelle le « foutage de gueule ». Les exemplesGILARDI 0 PIERO.jpg fourmillent, j’en ai souvent cité. Il y a aussi les tenants du grand « n’importe quoi », variante "mainstream" du foutage de gueule : un cône de papiers froissés (Joseph Beuys), une chaise taillée dans un tronc de bois brut (Piero Gilardi), un empilement de fripes (Boltanski, dans l’exposition récente « Take me, I’m yours »), ART FEMINISTE 3.jpgl’extraction du Tampax usagé (nom de l’"artiste" non retrouvé), le Tunnel vagin (Chhiba Reshma, 2013 et, BARBIE.jpgplus indirectement, Anish Kapoor, Versailles, 2015), la Barbie [ou Ken] crucifiée (Marianela Perelli), le cheval suspendu avec toute la tête prise dans le mur (Maurizio Cattelan), l'inénarrable "conférence des micros"dada,dadaïsme,cabaret voltaire,bataille de verdun 1916,mac lyon thierry raspail,musée d'art contemporain lyon,la sucrière,philippe muray festivus festivus,élisabeth lévy,giovanni anselmo,joseph beuys,piero gilardi,tampax,anish kapoor,barbie crucifiée,marianella perelli,maurizio cattelan,dominique blais,piss christ andrès serrano,gilles barbier,sophie calle,pierre buraglio,césar baldiccini,louis cane,wim delvoye,lucio fontana,michel journiac,calzolari,bertrand lavier,piero manzoni,vincent mauger,jean-luc parant,michel butor,pascal rouet,luciano fabro,michel parmentier,dimitri tsykalov,françois curlet art conceptuel spaghetti,do it yourself,michel houellebecq,paul jorion,élections régionales,marine le pen,front national,françois hollande,nicolas sarkozy,manuel valls,marion maréchal-le pen,jean-marie le pen(Dominique Blais), le Piss Christ (Andrès Serrano), la BARBIER 3.jpgmanif "pieds au plafond" (Gilles Barbier = l'humanité marche sur la tête), la série desBURAGLIO 1 PIERRE GAULOISES BLEUES.jpg « Dormeurs » (Sophie Calle), les centaines de paquets de gauloises bleues (Pierre Buraglio), le cube compressé de drapeaux français (César Baldiccini, dit César), le panneau de croix roses peintes (Louis Cane), les cochons tatoués (Wim Delvoye), les fentes dans le carton peint (Lucio Fontana), les fantaisies sur le « genre » (Michel Journiac), la moitié basseCALZOLARI 5.jpg d'une femme nue dans une jupe rouge retournée (Pier Paolo Calzolari), l’appareil photo LAVIER 1 BERTRAND.gifrepeint (Bertrand Lavier, quelle idée géniale !), la merde en boîte (Piero Manzoni), la nef d’église remplie de papiers froissés (Vincent Mauger), les boules et les yeux (Jean-Luc Parant, une coqueluche de Michel Butor), le tableau code-barre (Pascal Rouet), une presqu'île italienne suspendue au plafond par la pointe (Luciano Fabro), les « stripes » du drapeau américain (Michel Parmentier), les pastèques sculptées en têtes de mortTSYKALOV 10.jpg (Dimitri Tsykalov = on va se fendre la pastèque jusqu'à ce que mort s'ensuive), … je m’arrête là, la catastrophe n’en finirait pas. C'est là que m'est venue cette formule, sûrement bête et injuste : « Tous aux abris ! Il pleut des cons ! ».

Mais c'est sûrement moi qui n'ai rien compris à l'extrême richesse que constitue ce fourmillement d'idées, de tendances, de trouvailles ! L'humanité dans le maelström incessant qui la fait progresser par "essais et erreurs". Pour moi, c’est là qu'on voit l'avancée du désert sur les anciennes terres de culture. Qui parmi les vivants est en mesure de dire ce qu'il faudra retenir de tout ça ? Et pourquoi ? Tout ça est finalement épuisant, comme les moulins à vent contre lesquels se bat Don Quichotte.

MOURAUD TANIA THIS IS IT.jpgIl y a aussi cette étonnante école dont les membres ne se donnent pas pour but d’élaborer des formes artistiques, et se contentent d’en définir au préalable les conditions d’existence. Ils appellent ça l’ « art conceptuel » : il suffit alors de « penser », et les mots peuvent alors supplanter l’œuvre. Que dis-je : les mots deviennent en soi des œuvres, en lettres capitales sur le mur (ci-contre "How can you sleep ?", Tania Mouraud, Saint-Fons, Centre d’arts plastiques, 2004) : quelle furieuse audace ! La question existentielle ! L'urgence !

Il peut être recommandé d’apprendre à manier le tube de néon (ci-contre François Curlet : "Art conceptuel spaghetti", démerdez-vous), pour charger celui-CONCEPTUEL 3.jpgci d’un « message » qui permettra au spectateur d’imaginer la forme que l’idée aurait pu donner, si l’artiste s’était donné la peine. L'art conceptuel produit des œuvres virtuelles. Le visuel réduit au rôle de tremplin. Un avatar du "do it yourself" : démerde-toi, mais sans le mode d'emploi Ikéa. On a, à chaque confrontation avec de telles « innovations », l’impression que ça y est, pour ce qui est des moyens et des contenus de l’expression, l’humanité est désormais en train de gratter et de réduire en poudre les os de son propre squelette. 

Conclusion.

Qu’est-ce que ça me dit, tout ça ? Juste quelque chose qui ne me fait pas plaisir : l’humanité semble à bout de souffle, comme si elle n'avait plus rien à dire. Et ce n’est pas de la faute des artistes, qui ne peuvent évidemment s’abstraire du vide de plus en plus sidéral que l’époque actuelle ne cesse de produire (vide que l'islam a décidé d'entreprendre de combler à sa manière, c'est-à-dire à tout prix coûte que coûte). L’art est aujourd’hui dans le même état que la nature, dans le même état que la société, dans le même état que la civilisation. Et je ne m’en réjouis pas. 

L’avantage, dans mon effort pour dire que le roi, cette fois, est définitivement nu, c’est que personne ne pourra me dire que je pèche par ignorance : même si je ne suis pas un familier des discours et autres abstractions répandus à propos de l’art, tout ce discours savantasse qui se profère dans les milieux spécialisés, le lecteur sans parti pris reconnaîtra peut-être que mon petit laïus est relativement documenté, étayé et argumenté, et ne résulte pas d’un coup de tête, d’un mouvement d’humeur, de partis pris ou de jugements péremptoires et incultes. 

C'est sûr que j'ai ma lecture personnelle des choses : j'ai mis bout à bout une somme d'expériences sensorielles qui me sont propres, une somme aussi de lectures. Je me revendique spécialiste de rien du tout. Mon petit laïus s'est peu à peu construit sur les décombres d'un monde que mon regard captait au fur et à mesure que je vivais, de plus en plus effaré, accablé, abasourdi, un monde auquel j'ai longtemps adhéré parce que je voulais y croire, jusqu'à ce que je sois obligé de reconnaître que non, ce n'était plus possible. Un monde dans l'avenir duquel il m'est aujourd'hui difficile d'espérer. J'en suis réduit à croiser les doigts pour bénir les petits qui sont venus, viennent et viendront après moi. Je veux espérer, envers et contre tout. J'aimerais tant que ...

Comme dit Michel Houellebecq quelque part (Interventions ?) : l’individu de notre époque est une entité désormais vide de substance. Et les milliards d’êtres qui grouillent à la surface de la Terre forment une humanité errant sans autre but que de survivre. Et j’espère que Paul Jorion se trompe, quand il nous explique que le pire est devant nous. 

Voilà ce que je dis, moi.

Note : j'aurais pu intituler cette petite série de billets "manifeste catastrophiste". Pour parler très franchement, j'aimerais que cette catastrophe reste à jamais dans les limbes de la virtualité. 

dimanche, 13 décembre 2015

LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS

A DRAPEAU.jpg

LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS

ESSAI DE RECONSTITUTION D’UN ITINÉRAIRE PERSONNEL

(récapitulation songeuse et un peu raisonnée)

8/9 

De la science et de la dérision dans les arts.

En musique, il ne s’est plus agi d’offrir à l’auditeur une nourriture capable de combler son appétit d’élévation ou de plaisir esthétique, mais de lui assener le résultat aride de cogitations savantes. Il s’est agi de le ramener sur le banc de l’école pour qu’il subisse les coups de la férule magistrale d’un maître supérieurement intelligent, qui le considère en priorité comme un être inachevé, qui reste à former, à éduquer, à dresser selon les nouvelles normes, elles-mêmes constamment changeantes (nécessité pour tout maître qui tient à rester le maître). 

L'artiste s'est voulu penseur. Il s'est fait intellectuel. Il se servait de son intelligence pour procurer un plaisir : il faut désormais qu'il montre, d'abord et avant tout, son QI. Le plaisir suivra, mais comme une simple éventualité. L'artiste, aujourd'hui, a déserté le sensoriel : c'est un cérébral, doué pour l'abstraction. Dans l'œuvre musicale ou plastique, s'il reste quelque chose pour les sens de la perception, c'est accessoire, ou alors c'est involontaire, ou alors c'est accidentel. Eventuellement une provocation.

Musique et arts plastiques ont abandonné la perspective de la réception sensorielle des œuvres et sont devenus des produits 100% jus de crâne. De même qu'on a pu art contemporain,musique contemporaine,peinture,musique,art abstrait,bande dessinée,maurice tillieux,gil jourdan,popaïne et vieux tableaux,alfred jarry,linteau minutes de sable mémorial,l'art pour l'art,pierre boulez,karlheinz stockhausen,denis vasse,violence et dérision,psychanalyse,l'ombilic et la voix,james joyce,ulysse joyceparler d' "art abstrait" à propos de peinture, on devrait pouvoirart contemporain,musique contemporaine,peinture,musique,art abstrait,bande dessinée,maurice tillieux,gil jourdan,popaïne et vieux tableaux,alfred jarry,linteau minutes de sable mémorial,l'art pour l'art,pierre boulez,karlheinz stockhausen,denis vasse,violence et dérision,psychanalyse,l'ombilic et la voix,james joyce,ulysse joyce désigner le monde sonore ainsi créé par l'expression "musique abstraite" (quelle que soit la validité du terme "abstrait"). J'aimais beaucoup entendre André Boucourechliev parler de Beethoven, qu'il mettait résolument "über alles", mais sa musique (Les Archipels, Quatuor à cordes, même joué par les Ysaÿe) refuse toujours obstinément de franchir les paupières de mes oreilles.

La meilleure preuve, c’est que, en musique tout comme dans les arts plastiques, la production des œuvres a dû s’accompagner de commentaires filandreux, d’éclaircissements opaques, de conférences à bourrer le crâne, parfois copieux comme des livres, pour expliquer aux ignorants les intentions de l’artiste. L'artiste est devenu, en même temps qu'il élaborait des formes esthétiques, le théoricien de sa propre démarche. Il s'est mis en devoir de construire toute la théorie préalable à son œuvre. Et il ne s'est pas privé d'en assener les coups sur la tête de son futur public, l'obscurité du propos étant sans doute un gage de sa hauteur de vue. Je laisse bien volontiers, quant à moi, comme Libellule dans Popaïne et vieux tableaux (Maurice Tillieux), sans honte, sans regret et sans me laisser intimider, toutes les "hauteurs de vue" me passer loin au-dessus de la comprenette. Je n'ai pas vérifié l'exactitude de la citation.POPAÏNE 9.jpg

De l’aveu même de l'artiste, donc, son œuvre ne se suffit plus à elle-même, puisqu’il s’agit, en même temps qu’elle est fabriquée, d’en élaborer l’exégèse complexe et complète. L'artiste devient son propre herméneute : on n'est jamais trop prudent. Il faut que le public, en même temps qu'il accueille l'œuvre, ait en main la seule interprétation / justification juste qu'il convient d'en faire. Alfred Jarry était à la fois infiniment plus modeste et, à juste titre, infiniment plus fier : « Suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots » ; et plus loin : « ... il n'y a qu'à regarder, et c'est écrit dessus ». Conception certes un peu théologique de l'écrivain et de l'acte d'écrire, mais somme toute préférable. Cela n'en fait pas pour autant un écrivain populaire, un écrivain "à succès", capable de pondre les "best sellers" à la chaîne.

Voilà : les arts, au 20ème siècle, sont des arts sans sujet et sans destinataire. Un art de grands savants hautains fait pour de pauvres ignares. Une nouvelle – et étrange – mouture, en quelque sorte, de « L’Art-pour-l’art », liée exclusivement au "bon plaisir" de l'auteur (le "choix du roi"). Peinture et musique sont devenues intransitives. Peinture et musique ont pris acte du fait que ce ne sont plus les hommes qu’il convient de servir, mais les choses. Voilà : peut-être le cœur du réacteur de la question se situe-t-il dans cette direction : il faut servir les choses, non les hommes. Tant pis pour ces derniers : laissons la bride sur le cou aux lois de la nature, elles se chargeront de la besogne d'élimination. C’est l’univers des choses qui commande. Les hommes n'ont plus voix au chapitre.

Les artistes sont devenus de modernes "abstracteurs de quintessence", des expérimentateurs de matière seulement matérielle sans plus aucune perspective humaine, de quelque densité de sens virtuels "a posteriori" qu'ils voudraient la charger. Ils se sont livrés à des expériences cérébrales, après avoir échafaudé des hypothèses, dont les œuvres ainsi produites avaient pour mission de confirmer la validité. Rien de plus efficace pour évincer la notion de goût esthétique, cet archaïsme auquel il faut être au moins réactionnaire pour se référer. Non mais, vous avez dit « subjectivité », « goût esthétique », « émotion musicale » ? A-t-on idée d’ainsi aller fouiller les « Poubelles de l’Histoire », fussent-elles celles de l'art ? Soyons sérieux, c'est-à-dire définitivement « Modernes » ! Du passé faisons table rase.

Comme la nature pour les sciences exactes, peinture et musique (je veux dire les couleurs et les sons) sont devenues des proies pour la connaissance objective : de même que l’astrophysicien cherche de quoi sont faits l’univers, les astres, les comètes, peintre et compositeur partent en explorateurs dans les univers des arts visuels et sonores, explorations dont ils espèrent rapporter quelque pépite, de même que les spationautes d’Apollo XI avec leurs échantillons de la matière lunaire. 

Pour qu’il y ait « science exacte », il faut supprimer l’intervention de l’homme. Pour avoir une vision claire du déroulement des mécanismes, il faut exclure l'homme, sous peine d’artefacts qui fausseraient l’expérience. Semblable révocation de l’humanité vivante, au 20ème siècle, dans le laboratoire des « artistes plasticiens » etart contemporain,musique contemporaine,peinture,musique,art abstrait,bande dessinée,maurice tillieux,gil jourdan,popaïne et vieux tableaux,alfred jarry, linteau minutes de sable mémorial,l'art pour l'art, des compositeurs : on fait des assemblages improbables, des précipités jamais tentés, on fait voisiner des substances incompatibles, juste pour voir ce que ça va donner. Ah, faire de la musique une science exacte, une pure mathématique abstraite, entièrement intelligente, entièrement artificielle, et surtout coupée de ce maudit monde des sens de la perception : le rêve de Pierre Boulez. 

Le lecteur se dira que j'exagère d'exagérer, que j’abuse d'abuser, que je généralise de généraliser, que je mets tout le monde dans le même sac. Je l’admets bien volontiers. Je sais bien qu’il ne faut pas les mettre tous dans le même panier, qu’il y a des « Justes », heureusement, comme il y a eu des « Justes » en Europe pendant la terreur nazie. Les Justes dont je parle ici ont eu le mérite, sans pour autant se retirer hors de leur temps, de résister à l’entreprise généralisée de déshumanisation des œuvres humaines. Je ne vais pas faire la liste : pour l'heure, je me la garde. J'imagine que chacun a la sienne.

Qu’est-ce qu’ils ont fait, ces héros, pour figurer dans cette sorte de panthéon que je me suis constitué ? Ou plutôt, de quoi se sont-ils abstenus ? A quoi ont-ils résisté ? Dit autrement : qu’est-ce que je leur reproche, à la fin, à tous les foutriquets de l’art contemporain, de la musique contemporaine ? J’ai tourné et retourné la question dans tous les sens. J’ai fini par arriver à synthétiser tous mes reproches dans un seul vocable : la DÉRISION. La même dérision, quoique dans le symbolique, que ces "marmites" tout à fait concrètes et sanglantes faisaient pleuvoir sur l’humanité blottie dans les piètres abris des tranchées à partir de 1914. 

Je n’aime pas les grands mots, pleins de vent, pleins de vide et d’inconsistance. Je n’aime pas les grands mots, parce que, trop souvent, ils servent de nez rouges et de masques à des mensonges peinturlurés en vérités. Je crois cependant, en profondeur, que ce qui a tué l’humanité de l’homme au 20ème siècle s’appelle la dérision. La dérision concrète, la dérision symbolique, la dérision métaphorique, la dérision que vous voulez, mais … la dérision, quoi. Après tout, ce n'est même pas un "grand mot".

Mais c'est peut-être la raison, tout bien considéré, de la distance que j'ai prise avec toute la mayonnaise qui s'est accumulée autour de cette "Pataphysique" qui m'avait si longtemps attiré : il y a en effet une grande dérision à soutenir le principe de « l'identité des contraires ». Je considère que l'identité des contraires est, tout bien considéré, l'idéologie dominante qui chapeaute tout le 20ème siècle. Il faut être singulièrement dans le déni de l'humanisme pour penser que "tout se vaut". J'ai fini par choisir. Or, choisir, c'est éliminer. Moi, je choisis l'humanisme et les Lumières. Il n'y a pas de mythe de rechange pour sauver l'humanité.

Je pense ici à Denis Vasse, un jésuite qui peut se vanter d'avoir marqué, fût-ceart contemporain,musique contemporaine,peinture,musique,art abstrait,bande dessinée,maurice tillieux,gil jourdan,popaïne et vieux tableaux,alfred jarry,linteau minutes de sable mémorial,l'art pour l'art,pierre boulez,karlheinz stockhausen,denis vasse,violence et dérision,psychanalyse,l'ombilic et la voix,james joyce,ulysse joyce très temporairement, mon parcours (lire L'Ombilic et la voix, ce « roman » (c'est faux, bien sûr, mais) extraordinaire, qui raconte la "naissance" d' "Hector", enfant autiste), qui avait intitulé son séminaire de 1978 au Centre Thomas More, au couvent de La Tourette (oui, celui du Corbusier), « VIOLENCE ET DERISION ». Il y parlait de psychanalyse, mais de façon vaste et percutante. Et à voir l'ensemble du siècle, il me semble qu'on peut généraliser. Le 20ème siècle, qu'on se tourne vers l'économie, vers la politique ou vers les arts, est le grand siècle de la DÉRISION à l'encontre de l'homme (je vois finalement beaucoup de dérision dans cette oeuvre de James Joyce devenue intouchable à force de sacralité moderniste : Ulysse).

Pas étonnant que le 20ème siècle soit en même temps, le grand siècle de la VIOLENCE. Et en ce début de nouveau siècle, ça ne semble pas près de s'arranger.

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 12 décembre 2015

LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS

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LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS

ESSAI DE RECONSTITUTION D’UN ITINÉRAIRE PERSONNEL

(récapitulation songeuse et un peu raisonnée)

7/9

Du pré carré de la propriété intellectuelle (ou "Art et Image de Marque").

Nulle nostalgie dans tout ça, je vous assure. Simplement un regard effaré, abasourdi sur le monde réel et sur le monde de l’art tels qu’ils se fabriquent, jour après jour, avec une constance proprement effrayante. Au 20ème siècle, les artistes (musique, peinture, poésie, sculpture, architecture, …) se sont mis à « s’exprimer », à développer des « formes-sens » qui leur fussent propres, chacun avec son langage à lui, sa « grammaire » à lui, son « vocabulaire » à lui. Leur marque de fabrique, la raison pour laquelle certains noms brillent d’un éclat particulier au firmament esthétique, c’est leur capacité à synthétiser tout ce qui se faisait autour d’eux, jusqu’à faire de leur travail quelque chose qui a été considéré à la fois comme unique et comme supérieur, voire emblématique. 

Les « écoles » en -isme sont devenues des tendances, des « groupes », voire des « courants » aux contours flous et aux étiquettes fluctuantes : Cobra, Factory, Support / Surface, Fluxus, Abstraction lyrique, Nuagisme, Figuration narrative, Pop art, Expressionnisme abstrait, Art performance, Installations, … Ce qui a fait de Picasso un cas si particulier, le grand homme du 20ème siècle, c’est d’abord sa longévité (mort à 91 ans, ça aide), et aussi une énergie créative démesurée et une voracité hors du commun, qui lui ont permis de ne faire qu’une bouchée de toutes les tendances successives, au fur et à mesure de leur apparition, et de donner à chacune un état d’accomplissement qu’elle n’aurait jamais pu espérer. Tout en ne s’interdisant pas d’en créer autant de personnelles. C’est sûr, Picasso est incontournable : cela fait-il de lui un des plus grands artistes de l’histoire de l’art ? Je me permets d’en douter fortement (au 19ème siècle, Victor Hugo aussi fut "incontournable". "Hélas", ajoutait André Gide). 

Avec la mondialisation montante, chaque musicien, pour écouter tout ce qui passait à portée d’oreille, chaque peintre, pour saisir tout ce qui pouvait titiller sa rétine, a eu à sa disposition un réservoir absolument inépuisable (en apparence) : tout le réel, tout le passé de l'humanité, toute la géographie de l'art, dans l'infinie hétérogénéité de leur diversité, ont été embauchés. Chaque artiste a été prié de déposer au vestiaire de la « Modernité » le carcan de tous les codes d'expression qu'il avait appris à l'école (occidentaux, donc arbitraires, donc à bannir). Et de "s'ouvrir au monde". Et d'inventer pour son seul compte un nouvel alliage pour bâtir un édifice que nul autre que lui n'aurait pu concevoir : matériau, ciment, plan d'ensemble, méthode d'édification, aspect extérieur, et tout ça et tout ça.

DELACROIX LIBERTE.jpgLa documentation des artistes n’avait jamais été aussi volumineuse : chacun est devenu une véritable encyclopédie universelle. On peut dire ça autrement : le monde est devenu, pour les artistes, un gigantesque SUPERMARCHÉ. Le travail d’un grand nombre d’entre eux fut dès lors un travail de sélection, comme on remplit son caddie, puis de recombinaison des éléments retenus, si possible jamais opérée auparavant. La "LIBERTÉ" s'est racornie en liberté de choix. La liberté de choix, c'est celle du client : "Qu'y a-t-il en rayon ?". Le client est roi, dit-on : c'est parce qu'il paie. La liberté de choix est celle qui s'achète. Plus tu as les moyens, plus tu es libre. La LIBERTÉ, au contraire, ne saurait s'acheter, son prix est astronomique. Stratosphérique. Tout l'or du monde, et encore, on en est loin ! Même Bill Gates n'a pas les moyens.

Chaque artiste ainsi miniaturisé en client, musicien ou autre, ayant ainsi fait ses emplettes dans le grand magasin planétaire, se retire alors dans son laboratoire, parmi ses cornues, ses athanors, ses alambics, ses aludels, ses matras, ses mortiers, pilons et autres pélicans (on peut vérifier les termes), pour se livrer à l’élaboration de son Grand Œuvre, sa Pierre Philosophale à lui. C'est devenu un bidouilleur de chimie. Un bricoleur d'éprouvettes.

Dans le supermarché planétaire et de l’histoire de l’art, il a sélectionné son propre « vocabulaire », collection de substances qui n’appartienne qu’à lui, sa propre « grammaire », façon personnelle de mettre en ordre, d’assembler les éléments de la collection globale. Il a rédigé ses protocoles expérimentaux. Il en a publié le résultat dans des "revues à comité de lecture". Lu et approuvé par la communauté des semblables. Toutes les apparences, en effet, de la scientificité.

KLEIN 16 EPONGE SE 191.jpgTout cela ayant été mené à bien, l’artiste, musicien, poète ou plasticien, s’est fait le maître d’un « langage » qui rend ses œuvres reconnaissables entre toutes. C’est ainsi que Yves Klein a pu faire breveter son bleu « YKB », que Pierre Soulages a inventé l’ « outre-noir », que Mondrian s’est illustré comme le coloriste de la géométrie pure, que FrançoisROUAN 7.jpg Rouan a popularisé le tressage de toile peinte (que Jacques Lacan tenta - un peu en vain, si j'ai bien compris - d'enrôler dans sa théorie des fameux "nœuds borroméens", mais le grand homme était un peu "affaibli", et c'était peut-être Rouan qui était le plus déçu), que Roy Lichtenstein est devenu le recycleur en chef de vignettes de BD POLLOCK 1.jpgérigées en œuvres à part entière, que Jackson Pollock, avec quelques autres, a fondé l’ « action painting », cette danse à trois temps qu’il pratiquait sur de très grandes toiles posées au sol, etc. Tous ces gens ont confisqué l'objet de leur choix en en faisant un monomanie exclusive (pas toujours brevetée, reconnaissons-le, ni dûment déposée à l'INPI, Institut National de la Propriété Industrielle). 

ARMAN 12.jpgLes artistes ont pu proclamer : « Ceci est à moi ! » (implorons la pitié des mânes de Jean-Jacques Rousseau : « Le premier homme qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : "Ceci est à moi"... », Discours sur l'origine et les fondements des inégalités parmi les hommes). A Arman les accumulations, à Christo l'emballage de monuments historiques, à Villeglé les affiches déchirées, à Viallat les séries d’empreintes d’éponge (jusqu'auxVIALLAT AIGUES MORTES.jpg vitraux de l'église d'Aigues-Mortes, ci-contre : s'ils savaient ! Mais ils trouvent peut-être ça joli, s'il y a encore des fidèles pour assister à la messe à Aigues-Mortes), à Orlan les réfections chirurgicales de son corps en bloc opératoire, à Raynaud le carrelage de salle de bains (à joints noirs), à Tsykalov les pastèques sculptées façon tête de mort, à Buren les bandes parallèles, à Pagès les PAGES 5.jpgtotems, à Warhol les "multiples" (Campbell soup, Marilyn), à César les compressions et expansions, on n’en finirait pas, il suffit de trouver l’IDÉE, puis de la presser jusqu’au trognon pour en tirer tout le jus. Plus personne n'enchérit ? Pas de regret ? Adjugé !

RAYNAUD 5.jpgJean-Pierre Raynaud a fini par réduire en petits morceaux saRAYNAUD 7.jpg maison-salle-de-bains. Il a mis les morceaux dans des seaux.  
Ces seaux remplis de ces gravats, il les a solennellement RAYNAUD 6.jpgexposés, puis vendus, j’ignore à quel prix. Raynaud, récemment, a été choqué d'apprendre que la ville de Québec a détruit son monument (toujours en carrelage de salle de bains, en marbre, cette fois, toujours jointoyé de noir : trente tonnes de béton !) intitulé "Dialogue avec l'histoire". Rendons grâce à la ville de Québec pour son courage et la sûreté de son sens des valeurs.
 

A tous ces "artistes" devenus des marques déposées à l'INPI, l'image de marque a bientôt tenu lieu de style. Le "métier" des artistes s'est vu détrôné par le blason que chacun de ces faiseurs, se prenant pour quelque antique chevalier, avait dessiné sur son écu pour s'en parer, et sur son étendard pour le brandir. A chacun son fief, son apanage, son pré carré. Touche pas à mon concept.

La question qui se pose est (pour pasticher le Jacques Chancel de « Radioscopie ») : et l’homme, dans tout ça ? C’est bien là que le bât blesse. Réponse : il est absent. Peut-être s'est-il effacé. Ou alors il est mort. En tout cas, en tant que destinataire par nature des FAUTRIER OTAGE 1.jpgœuvres, il a disparu du radar de la plupart des artistes. JeTAL COAT 2.jpg ne reviens pas sur les désintégrations successives de la peinture dite « figurative », qui a très longtemps fait une place centrale à la « figure » (humaine) et au milieu dans lequel celle-ci se mouvait. Je pense ici à la saisissante série des "Otages" de Jean Fautrier (à gauche). Pierre Tal-Coat est allé jusqu'à barbouiller ses autoportraits (à droite). Fautrier, Tal-Coat : deux frères, deux démarches terriblement pleines de sens. De quoi frémir un bon coup.

Je ne reviens pas non plus sur l’insupportable agression dont les mélomanes, depuis Schönberg (et Varèse, et Schaeffer après lui), ont commencé à être victimes de la part de compositeurs dont beaucoup ne se considéraient plus comme les producteurs de plaisirs musicaux, mais comme des chercheurs lancés à la poursuite de codes sonores jusqu’alors inconnus, de langages musicaux d’un nouveau genre. Ils se sont mis à vociférer : « A bas la tonalité ! A bas la consonance ! A bas la mélodie ! A bas le chant ! A bas le plaisir ! A bas la dictature de l’oreille ! Vive la Dissonance absolue ! Que nous importe le destinataire ? C'est à l'oreille de s'adapter à nos théories ! Nous sommes la "Nouvelle Harmonie" ! ». 

Comme en peinture, les désintégrations se sont succédé : le destinataire des sons musicaux a fini par être éliminé, comme un vulgaire gêneur, comme un parasite. Comme un consommateur, sommé par la publicité d'acheter les produits innovants. En musique, en peinture, l'argument d'autorité s'est substitué à la publicité. Ces chercheurs trop savants, ces scientifiques trop intelligents, réfugiés au fond de leurs laboratoires, ont concocté de nouvelles sonorités, de nouvelles combinaisons, en se disant : « Quel dommage que mon travail d’orfèvre finisse dans l’oreille d’auditeurs conformistes, passéistes, incapables d’en apprécier l’ingéniosité, l’originalité, la nouveauté ! ». 

Voulez que je vous dise ? Pierre Boulez et son pote Karlheinz Stockhausen (ah, l'Helicopter-Streichquartett, quel pied !) : de la confiture aux cochons !

Je veux bien être considéré comme un cochon (car en lui tout est bon, à ce qu'on dit), mais qu'est-ce qu'on essaie de me faire croire ? De la confiture, cette tambouille immangeable ? Ne me faites pas vomir : c'est mauvais pour la qualité de la viande. 

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 11 décembre 2015

LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS 6/9

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LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS

ESSAI DE RECONSTITUTION D’UN ITINÉRAIRE PERSONNEL

(récapitulation songeuse et un peu raisonnée)

6/9 

Du triomphe de la Dissonance (ou "Le siècle du Divorce").

Car le 20ème siècle, encore plus que le 19ème, est celui où plus personne ne sait. Celui qui casse toutes les grandes machines à produire des points de repère intellectuels, moraux, sociaux, affectifs, religieux, politiques, idéologiques, psychiques. Celui qui disloque les machines à produire un SENS qui puisse servir d'assise à l'existence des gens. Celui qui m’a amené pour finir, dans un souci de préservation, à cesser de me vivre comme un contemporain de mon époque. Le siècle où je suis né a fini par me décider à me raccrocher à quelques rochers surnageant encore dans un océan de destructions, quelques îlots esthétiques où il semble encore possible de respirer malgré les conditions que fait le monde des hommes à l'humanité. Comme dit le grand Pierre Rabih : « On ne peut pas renoncer à la beauté ».

Le 20ème siècle est celui qui ne sait plus grand-chose de l’humanité. Bien des formes d’art qu’il a fait naître ignorent superbement l’humain. La beauté ? N'en parlez surtout pas en présence de Catherine Millet ou de Catherine Francblin, qui sont aux manettes de la revue Art press, cette manufacture de la "modernité" ultra-chic et à la pointe de toutes les avant-gardes. La beauté, c'est un critère ringard et archaïque. Et finalement, je crois qu’il est là et nulle part ailleurs, le grief radical que j’adresse à Marcel Duchamp et à toute son innombrable progéniture.

Encore pourrais-je moi-même, à bon droit, soutenir l’idée que cet inaugurateur de la destruction esthétique n’a fait que transposer dans le domaine de l’art ce qu’il voyait se produire sous ses yeux dans la réalité : Dada (auquel Duchamp a participé de très loin et "en esprit") est né en février 1916, c’est-à-dire en pleine guerre, plus précisément au moment du déclenchement de la grande boucherie de Verdun (où Falkenhayn avait promis de "saigner l'armée française"). Un symbole ? Le 20ème siècle comme assassin de l'idée de la beauté ?

Mais on rétorquerait à aussi bon droit que les premières œuvres plus ou moins ouvertement atonales (rompant avec les notions de tonalité, de mélodie et d'harmonie qui prévalaient jusque-là), datent d'avant ce premier carnage planétaire (le dernier Liszt, Scriabine). Je répliquerais au contradicteur que la guerre de 14-18 n’est pas sortie de nulle part, et que des prodromes de plus en plus nets (montée des nationalismes, rivalités impérialistes, entre autres) étaient perceptibles bien avant le 4 août 1914. Ce n'est pas pour rien que l'époque a produit dans le même temps le cubisme, la musique atonale, le dadaïsme et la guerre : ces choses-là sont vendues en "pack". Et c'est bien le problème : c'est à prendre ou à laisser. Mais était-il possible de "laisser" ?

En musique, l’indifférenciation radicale des douze sons de la gamme, puis plus tard l'extension de la notion de son musical à toutes les matières sonores possibles et imaginables, et l'élévation de tous les bruits à la dignité d'objets musicaux (Pierre Schaeffer a écrit Traité des objets musicaux, et puis ce fut la litanie : sons d’origine électronique, moyens portatifs d’enregistrement, et échantillonner, et couper-coller, et bidouiller, et métisser, et ...), tout ça pourrait être considéré comme autant d'oracles : en parallèle, plus le monde sonore (créé par l'homme) devenait dissonant, plus il annonçait à l’humanité que le 20ème siècle serait le grand siècle de la Dissonance généralisée et des conditions dissonantes de la vie.

Les conditions capables de rendre concevable et possible une éventuelle « Harmonie » ont disparu. La Dysharmonie règne en maîtresse. Et qu'on ne me raconte pas de fable à propos d'une improbable « Harmonie Nouvelle », à laquelle il faudrait que le bon peuple se fasse et s'habitue, bon gré mal gré. Trop de musiques du 20ème siècle sont, restent et demeureront inhabitables. Nous sommes les enfants de la Dissonance, de la Discorde, de la Distorsion, de la Dysharmonie, ... Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que la planète, la nature et les océans subissent les amères conséquences  d'un siècle à ce point déprédateur.

La Dissonance est devenue la Norme dans la vie en même temps que dans les arts. La Dissonance, cette forme de Divorce qui demeurait l'exception auparavant (une dissonance finissait par une "résolution", c'est-à-dire un accord consonant), s'est ainsi banalisée et généralisée dans la peinture, dans la musique, dans la vie des gens mariés, dans la relation des hommes avec leurs semblables, dans leur relation avec la nature, etc. Le divorce est devenu le grand mode de vie, une modalité durable de l'être cassé en deux (en combien de morceaux ?). On a tenté de faire croire aux gens qu'on peut s'habituer à tout. Mais non : on ne s'habitue pas à tout. Nul ne peut habiter une maison qui le détruit. De quoi pleurer jusqu'à la fin des temps. Pour échapper à cette violence, une seule issue : divorcer de l'époque.

C'est ce genre de divorce qu'ont magistralement incarné quelques grandes figures de la pensée et de la littérature : Jacques Ellul, Günther Anders, Guy Debord, Philippe Muray, Michel Houellebecq, ... (le cas de Hannah Arendt, beaucoup moins en rupture, est différent). C'est l'unique raison que je vois à la détestation, que dis-je : à l'aversion, à l'exécration, à l'abomination dont ces dissidents font l'objet dans les milieux du consensus mou, de l'hypocrisie caritative, de la doxa, de la police de la pensée et du terrorisme intellectuel (quoique Debord ait récemment fait l'objet d'une récupération d'Etat : ses archives sont désormais un "Trésor national"). Cette pensée et cette littérature ont-elles infléchi la trajectoire d'une minute d'angle ? Je vous laisse répondre : c'est trop évident. Mais que peut la Culture ? Que peut la Littérature ? Que peut la Pensée ? Vous avez quatre heures pour rendre copie blanche.

Le monde pictural lui-même n’a pas attendu la guerre de 14-18 pour se détraquer : que faire, face à l'académisme, au conformisme pompier (Bouguereau, Couture, Meissonnier, Detaille, Laurens, Gervex, …) : obéir aux suggestions de Corot, de Rosa Bonheur, d’Eugène Boudin ? Une certitude émerge : il faut inventer pour exister. Claude Monet, qui se met à diviser les couleurs pures, à les juxtaposer, à rendre problématique la représentation du monde, pousse sur ce terreau, et tous les suivants, jusqu’à Seurat et Van Rysselberghe. Bientôt fauvisme, cubisme, suprématisme, surréalisme. Ces désintégrations successives disent un chose : à quoi bon l’art, quand le message porté par l’époque est la dissonance, la fragmentation, voire la négation de la réalité visible, bientôt suivies par la destruction des hommes à l’échelle industrielle ? Que reste-t-il à espérer du monde en train de se faire ? 

Heureusement, les lois de l’inertie étant ce qu’elles sont, ce désespoir radical mettra un peu de temps à manifester sa radicalité (quoique ... Céline ...). La négativité côtoiera pendant quelque temps l’optimisme qui rend possible la création. Le cas du surréalisme est particulièrement riche d'enseignement. « Révolution » pour ses premiers promoteurs, puis mis « au service de la Révolution », on peut dire que, avant de rentrer dans le rang et de faire simplement de l'art "comme tout le monde", il a effectivement mis le bazar dans la culture, dans l'art et dans les esprits de son temps (en gros de 1924 à l'après-guerre, je compte pour rien les suiveurs, les suivistes, les petits curés, les "post-", les "épi-", les "para-", les prosélytes, les mouches à m...iel et les apôtres).

Avec le recul du temps, qu'en est-il ? Qu'ont-ils fait, en définitive, André Breton, ses séides et sa meute de courtisans (lire le méconnu Odile de Raymond Queneau à ce sujet, où le "pape du surréalisme" est dépeint sous les traits du pompeux Anglarès qui, entre parenthèses, passe beaucoup de temps, dans le livre, à boire des bières en compagnie de ses suiveurs), avec leur « automatisme psychique pur », leurs « rêves éveillés », leur « changer la vie, a dit Rimbaud, transformer le monde, a dit Marx, ces deux mots d'ordre pour nous n'en font qu'un » ?

D'un côté, ils ont permis à l'époque de croire qu'elle disposait encore de ressources jusque-là insoupçonnées, dans le sous-sol du psychisme. Une planche de salut inespérée. Si l'on veut bien comparer avec les gaz et pétroles de schistes, solution désespérée pour soi-disant remédier au « Peak Oil », le surréalisme apparaît comme l'ultime possibilité de croire que l'art disposait encore d'une réserve de nouveaux moyens d'expression. En amenant au jour tout un attirail d'images, d'objets et d'assemblages, les surréalistes ont pu donner l'illusion d'un gisement inépuisable de nouveaux papiers peints à apposer sur les murs de plus en plus craquelés de notre univers désolé.

De l'autre côté, ils ont fourni à la propagande, au bourrage de crâne, à l'endoctrinement, en un mot : à la publicité (alors en plein épanouissement : Edward Bernays et consort), un carburant aux effets puissants : une masse de thèmes nouveaux et surprenants, exploitables ad libitum. Ils ont permis à la bientôt sacro-MAGRITTE 4 CONDITION.jpgsainte marchandise de prendre possession des esprits, et de se mettre à briller d'un éclat aveuglant à l'horizon de toutes les populations du monde. Magritte, en particulier, avec ses confusions en gros sabots (paradoxes visuels, premier plan / arrière-plan, calembours picturaux, jeux signifiant / signifié, etc...), reste une mine d'or pour bien des "créatifs" d'agences publicitaires.

En réalité, le surréalisme est la tentative désespérée d'une humanité poussée dans la nasse par un siècle fou, de trouver une issue de secours. Et l'on ne peut que constater les dégâts : plus la réalité s'est craquelée sous les coups totalitaires des camps de la mort, des procès de Moscou et de la "Bombe" (Allemands + Russes + Américains, ça fait du monde), puis sous les coups plus insidieux de la marchandisation progressive de tout, plus ce recours au monde intérieur, au monde de l'inconscient et de l'imaginaire apparaît comme un dernier refuge avant écrasement. Comme une impasse et un cul-de-sac. Un sac en plastique pour y mettre la tête jusqu'à ... On se félicite, rétrospectivement, de ce qu'André Breton ait été tout à fait insensible à la musique. Quels dégâts n'aurait-il pas commis ? Remarquez que d'autres s'en sont chargés, qui ne se réclamaient pas du surréalisme.

Le surréalisme a momentanément rassuré le monde de l'art en lui fournissant, pendant un temps, une sorte de trésor de substances nutritives de substitution (le surréalisme est au monde de l'art ce que la méthadone est à l'héroïne), en même temps que l'illusion de possibilités infinies de développement. En réalité, avec le surréalisme, le monde de l'art raclait ses fonds de tiroirs. Asséchait ses derniers marécages avant le désert. Achevait ce qu'avait commencé Alphonse Daudet avec son personnage principal, dans L'Homme à la cervelle d'or : se vider la tête. 

Car ce qui est curieux ici, c’est de constater que plus le surréalisme met le paquet sur le renouvellement des images et ce ressourcement superficiel de l’imaginaire, plus la réalité concrète prend le chemin inverse, celui du sordide et de l’invivable. Au fond, les formes héritées du surréalisme constituent une sorte de dénégation générale de la réalité. Une dissociation d'ordre publicitaire (la dissonance métaphorique, qui prend des airs de coalescence : une femme nue pour vendre un yaourt, mettre du désir dans une marchandise, ...), qu’on observe pareillement dans l’évolution des discours politiques : plus la réalité fout le camp, plus le discours doit faire semblant de restaurer le désir en affirmant la maîtrise du politique sur le réel. En France, les politiciens incantatoires s'entendent à merveille pour nous en offrir des preuves éclatantes.

A partir de là, art et réalité ont pu diverger "à plein tube". "Artistes" et "responsables", de plus en plus déconnectés du réel, ont commencé à faire comme si. Comme si le monde ancien se perpétuait, pendant que la réalité foutait le camp, échappant à tout le monde. Comme si l’on pouvait continuer impunément à soutenir dans les mots un modèle déjà quasiment effondré dans la réalité. Tout le monde a fait semblant (faire semblant : un des sens du mot « Spectacle » dans le vocabulaire de Guy Debord). La Dissonance a gagné. Le Divorce est consommé.

Il y a donc beaucoup d’artistes (il faut bien vivre) qui se sont alors faits les simples greffiers du désastre, dont ils se sont contentés d’enregistrer, inlassablement, les signes. Ils ont tiré un trait définitif sur l’homme. Ils ont pris acte. Ils ont tourné la page, sans joie (quoique …), mais sans regret. Ils ont meublé ce désert enfin débarrassé de l’humain, nouveau territoire de l’art, des objets les plus divers surgis de leur fantaisie, de leurs caprices, de leurs humeurs, du hasard, des occasions. Ils ont inventé la gratuité, la futilité, la vanité du geste artistique, de même que je ne sais plus quel personnage de Gide médite je ne sais plus quel meurtre pour prouver que l’ « acte gratuit », ça existe. Ils ont introduit la destruction et le déchet dans l’acte créateur (toujours l’ultralibéral Schumpeter, avec sa "destruction créatrice"). D’où, entre beaucoup d’autres, la machine à caca ("Cloaca") de Wim Delvoye, façon de déclarer : « On est dans une belle merde ». Mais la merde peut-elle être belle ? Comme l’écrit quelque part Beckett : « Quand on est dans la merde jusqu’au cou, il ne reste plus qu’à chanter ». C’est à cette vision du monde (« Weltanschauung ») que je ne peux me résoudre. DELVOYE 2.jpg

CELLINI PERSEE.jpgQuand on a fait caca, on peut dire qu'on a "coulé un bronze", mais aucun être humain n'est en mesure de chier le "Persée" de Benvenuto Cellini. La Cloaca de Wim Delvoye en est une preuve répugnante. 

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 10 décembre 2015

LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS 5/9

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LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS

ESSAI DE RECONSTITUTION D’UN ITINÉRAIRE PERSONNEL

(récapitulation songeuse et un peu raisonnée)

5/9 

Du siècle de la haine.

Comme dit Günther Anders, l’homme, cédant à la tentation de l’ « ὕϐρις » (hubris = démesure) contenue dans la maîtrise de moyens techniques toujours plus puissants, a fini par fabriquer un monde dont il a perdu la maîtrise. Un monde incommensurable avec les moyens proprement et pauvrement humains. Un monde qui a échappé à l'emprise humaine, qui me fait penser au cheval fou lancé sur le marché des Deux Cavaliers de l’orage de Jean Giono, qui détruit tout sur son passage, et que seul le poing formidable de Marceau Jason, d’un seul coup définitif, parvient à stopper en lui brisant le crâne.

Mais existe-t-il un Marceau Jason, pour arrêter le siècle fou ? Restera sans doute le poing dans la gueule. Le 20ème siècle, j’ai enfin commencé à le voir sous son vrai visage : le siècle qui éprouve de la haine pour l’homme. Le siècle de la déshumanisation du monde et de la fin de l’individu, d’émergence pourtant bien récente. Ce que raconte déjà Céline en 1932 dans le Voyage ..., lorsque Bardamu se fait embaucher chez Ford (« Nous n'avons pas besoin d'imaginatifs dans notre usine. C'est de chimpanzés que nous avons besoin »). 

Le siècle de la défaite de l’humanité face aux moyens et aux innovations techniques aussi proliférants que la cellule cancéreuse. Le siècle de la défaite aussi face à la marchandisation de tout, y compris du vivant. Le siècle de la défaite, enfin, face à toutes sortes de volontés avides d’exercer le pouvoir sur les semblables. 1) Triomphe de la technique ; 2) triomphe de l’économie ; 3) volonté de pouvoir, le tout a formé, dans une osmose tout à fait logique, un triumvirat de haines conjointes pour combattre l’humanité de l’homme. Pour combattre le sens de la vie.

La technique (alias "l'innovation") à tout prix, le profit à tout prix, le pouvoir à tout prix : voilà la trilogie infernale qui meut le 20ème siècle, le premier qui a montré ce dont est capable l’industrie quand elle est mise au service de la guerre et de la mort, le « grand siècle » des suicides successifs de l’humanité en tant qu’espèce. Quand la machine est lancée et tant qu’elle a du carburant, il n’y a pas de raison qu’elle s’arrête. Le 20ème siècle est un attentat aveugle.

Le 20ème siècle est un long attentat-suicide. Le 20ème siècle est un crime contre l'humanité. Que voulez-vous qu'il fasse, l'art, dans ces conditions ? Ceux qui attendent de la "Culture" un quelconque salut sont des menteurs, ou bien ils font semblant. L'art, la culture, il faut s'en convaincre, n'ont aucun pouvoir : l'art et la culture sont toujours des effets, jamais des causes. Ils n'ont aucune chance de modifier directement la réalité. Surtout au moment où ils sont réduits à n'être que des produits de consommation. Dans l'histoire de l'humanité, l'art a toujours été "en plus", un luxe, après que les besoins vitaux avaient été comblés. L'art et la culture ont toujours été produits dans des collectivités humaines assez prospères pour se considérer comme abouties. Quand la civilisation se dégrade, on ne comprendrait pas que la Culture ne suive pas le mouvement.

Je me suis demandé de quoi pesaient, face à ce champ de ruine, les trésors d’imagination et d’inventivité, l’incessante et considérable créativité dont l’homme a fait preuve au cours de ce siècle damné. Cela vaut-il vraiment la peine, si ça débouche sur des calamités à chaque fois pires que les précédentes ?  Un drôle de siècle, en vérité, où l’on a de plus en plus TROUVÉ, tout en sachant de moins en moins ce que l’on GAGNAIT à ces trouvailles (si, mais quoi d’autre, à part le confort, la facilité, l’oisiveté ?). Et en prenant soin d’ignorer ou d’occulter ce qu’on y PERDAIT (la nature, la société, ...). Malheureux ceux qui croient qu’on peut ainsi gagner quelque chose sans perdre ailleurs l'équivalent. Trouver toujours du nouveau est devenu un but en soi. Un Graal matérialiste. Une Dulcinée attendant toutes sortes de Don Quichotte, dans son Toboso crasseux.

Comme dit Baudelaire dans le dernier vers du dernier poème des Fleurs du Mal : « Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau ». Ce slogan devenu l’emblème de la modernité oublie cependant que la 8ème et dernière section du poème où il est inséré (« Le Voyage ») est tout entière placée sous une brutale invocation, puisqu’elle commence ainsi : « Ô Mort, vieux capitaine, … ». 

Cette invocation prémonitoire à la mort jette une lumière terrible sur notre obsession de plus en plus effrénée de la nouveauté, de l’innovation permanente, qui est en réalité comme un tsunami silencieux, mais de tous les instants, jeté sur nos points de repère et nos institutions. Ah, les prosternés devant l’idole du « Monde qui change », qu’ils sont pitoyables et dangereux, ces amoureux de la mort ! 

Voilà qui devrait nous amener à réfléchir et à y regarder à deux fois, au lieu de nous précipiter comme des moutons carnassiers sur la moindre nouveauté (voir ce qui s’est passé dernièrement, lors de la sortie de l’iPhone 6 d’Apple). 

Et puis je me suis demandé de quoi pesait, face aux puissants acteurs et facteurs de la catastrophe, le fourmillement des bonnes volontés qui se portaient au secours des malheureux, des démunis, des victimes. Et quand j’ai vu le rapport des forces en présence, je me suis dit que tout ce dévouement avait quelque chose de pathétique, comme un brave cœur qui aurait l’idée de se mettre à vider l’océan avec une petite cuillère au moment précis où la marée monte. J'ai pensé à ça en écoutant, dans l'émission Terre à Terre du 5 décembre, Martin Pigeon parler à Ruth Stégassy de son action - pathétique de faiblesse - contre l'influence omniprésente et presque toute-puissante des lobbies au cœur des institutions européennes, dans le bocal bruxellois.

Alors, l’art, dans ce sombre panorama ? Dans quel état voulez-vous qu’il soit, l’art ? Que voulez-vous qu’il fasse, l’art ? Libérer ? Faire découvrir ? Embellir ? Décrire ? Rassurer ? Transporter ? Elever ? Fouler aux pieds ? Exprimer ? Provoquer ? Enseigner ? Transgresser ? Transmettre ? Décorer ? Railler ? Enrichir l’imaginaire ? Contester ? Consoler ? Materner ? Faire la morale ? Faire passer un bon moment ? Symboliser ? Former la jeunesse ? Distraire ? Corriger la réalité ? Eveiller le sens esthétique ? Occulter ? Choquer ? Nier ? Faire oublier ? Travailler à l’édification des foules ? (pour la préface de Pierre et Jean, de Maupassant, voir billet d'hier).

Voilà, vous avez compris : l’art au 20ème siècle, c’est devenu tout ça à la fois, un véhicule à l’image de son époque : méchant, aveugle et fou. L’époque a, comme on dit, « pété un câble », fracassant toutes les boussoles. L’art a donc, à son tour, forcément, « pété un câble », obligeant les artistes à perdre le nord, à « débloquer », à ne plus savoir où ils se trouvent, perdus au fond d’une fourmilière étendue aux dimensions du monde. 

Beaucoup d'entre eux se sont mis avec enthousiasme à cette nouvelle tâche qu’on leur assignait : « pédaler dans la choucroute » (on peut remplacer le plat alsacien, au choix, par l'ingrédient principal du couscous ou par le petit pot de lait fermenté inventé par les Bulgares). 

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 08 décembre 2015

LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS 3/9

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ESSAI DE RECONSTITUTION D’UN ITINÉRAIRE PERSONNEL

(récapitulation songeuse et un peu raisonnée)

3/9

De l'importance de la lecture.

Ce qui est sûr, c’est que l’art contemporain, la musique contemporaine, la poésie contemporaine (en ai-je bouffé, des manuscrits indigestes, futiles, vaporeux ou dérisoires, au comité de lecture où je siégeais !), tout cela est tombé de moi comme autant de peaux mortes. De ce naufrage, ont surnagé les œuvres de quelques peintres, de rares compositeurs, d’une poignée de poètes élus. Comme un rat qui veut sauver sa peau, j’ai quitté le navire ultramoderne. J'ai déserté les avant-gardes. C’est d’un autre rivage que je me suis mis à regarder ce Titanic culturel qui s’enfonçait toujours plus loin dans des eaux de plus en plus imbuvables. 

Comment expliquer ce revirement brutal ? Bien malin qui le dira. Pour mon compte, j’ai encore du mal. Je cherche. Le vrai de la chose, je crois, est qu’un beau jour, j'ai dû me poser la grande question : je me suis demandé pourquoi, tout bien considéré, je me sentais obligé de m’intéresser à tout ce qui se faisait de nouveau. 

Mais surtout, le vrai du vrai de la chose, c’est que j’ai fait (bien tardivement) quelques lectures qui ont arraché les peaux de saucisson qui me couvraient les yeux quand je regardais les acquis du 20ème siècle comme autant de conquêtes victorieuses et de promesses d'avenir radieux. J’ai fini par mettre bout à bout un riche ensemble homogène d’événements, de situations, de manifestations, d’analyses allant tous dans le même sens : un désastre généralisé. C’est alors que le tableau de ce même siècle m’est apparu dans toute la cohérence compacte de son horreur, depuis la guerre de 14-18 jusqu’à l’exploitation et à la consommation effrénées des hommes et de la planète, jusqu'à l’humanité transformée en marchandises, en passant par quelques bombes, quelques génocides, quelques empoisonnements industriels. 

ORIGINES DU TOTALITARISME.jpgAu premier rang de ces lectures, je crois pouvoir placer Les Origines du totalitarisme, de Hannah Arendt : un panorama somme toute effrayant sur l'histoire longue de l'Europe. A tort ou à raison, j’ai déduit de ce livre magnifique et complexe que le nazisme et le stalinisme étaient non pas des parenthèses monstrueuses de l’histoire, mais deux formes de parfait accomplissement du système capitaliste, en phases simultanées de rationalisation intégrale de la vie et de despotisme halluciné de l’irrationnel. Un système totalitaire met en œuvre de façon parfaitement rationnelle un délire absolu. A moins qu'il ne mette en œuvre de façon totalement délirante un absolu de la Raison.

A tort ou à raison, j’ai conclu de cette lecture décisive qu’Hitler et Staline, loin d’être les épouvantails, les effigies monstrueuses et retranchées de l’humanité normale qui en ont été dessinées, n’ont fait que pousser à bout la logique à la fois rationnelle et délirante du monde dans lequel ils vivaient pour la plier au fantasme dément de leur toute-puissance. Hitler et Staline, loin d’être des monstres à jamais hors de l’humanité, furent des hommes ordinaires (la « Banalité du Mal » dont parle Hannah Arendt à propos du procès Eichmann). Il n'y a pas de pommes s'il n'y a pas de pommier. Ils se contentèrent de pousser jusqu’à l’absurde et jusqu’à la terreur la logique d’un système sur lequel repose, encore et toujours, le monde dans lequel nous vivons. 

Hitler et Staline (Pol Pot, …) ne sont pas des exceptions ou des aberrations : ils sont des points d’aboutissement. Et le monde actuel, muni de toutes ses machines d’influence et de propagande, loin de se démarquer radicalement de ces systèmes honnis qu’il lui est arrivé de qualifier d’ « Empire du Mal », en est une continuation qui n’a eu pour talent que de rendre l’horreur indolore, invisible et, pour certains, souhaitable. 

Un exemple ? L’élimination à la naissance des nouveau-nés mal formés : Hitler, qui voulait refabriquer une race pure, appelait ça l’eugénisme. Les « civilisés » que nous sommes sont convenus que c’était une horreur absolue. Et pourtant, pour eux (pour nous), c’est devenu évident et « naturel ». C’est juste devenu un « bienfait » de la technique : permettre de les éliminer en les empêchant de naître, ce qui revient strictement au même. C’est ainsi que, dans quelques pays où la naissance d’une fille est une calamité, l’échographie prénatale a impunément semé ses ravages. 

ELLUL BLUFF TECHNO.jpgD’ailleurs c’est au sujet de la technique que, grâce à un certain nombre d’autres lectures, s’est poursuivi le travail qui a fini par saper en moi, jusqu'aux fondations, la croyance dans le « Progrès ». Les ouvrages de Jacques Ellul (Le SystèmeANDERS GÜNTHER.jpg technicien, Le Bluff technologique) ont, entre autres, marqué cette facette de l’évolution. La lecture récente de L’Obsolescence de l’homme, de Günther Anders (premier mari de Hannah Arendt), n’a rien fait pour arranger ma vision des choses. 

Je citerai une troisième facette de ladite évolution : une réflexion tirée d’ouvrages d’économistes, parmi lesquels ceux du regretté Bernard Maris (à MARIS BERNARD ANTIMANUEL 1.jpgcommencer par les deux volumes de son Antimanuel d’économie), assassiné en janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo. Dans ses débats hebdomadaires avec l’ultralibéral Jean-Marc Sylvestre, le vendredi, il m’avait ouvert les yeux sur la possibilité de conserver une société humaniste fondée sur le partage et la redistribution des richesses, en opposition frontale avec les tenants de la dérégulation illimitée de l’économie (« pour libérer les énergies », autrement dit pour entrer dans la grande compétition planétaire, forme économique de la guerre de tous contre tous). 

MURAY ESSAIS.jpgJ’allais oublier, dans l’énumération de ces lectures décisives, celle, plus récente, de l’énorme pavé (1764 pages) des Essais de Philippe Muray (L'Empire du Bien, Après l'Histoire I, II, Exorcismes spirituels I, II, III, IV, Les Belles Lettres, 2010, que j'ai lus dans l'ardeur et la gratitude). Cette ponceuse puissante a achevé de me décaper des dernières traces du verni de l’ancienne dévotion qui me faisait m’agenouiller devant l’idole « Modernité ». C'est au Philippe Muray des Essais que je dois de m'être débarrassé des derniers remords que j'aurais pu nourrir suite à la grande volte-face qui s'est opérée en moi en face de la « Modernité ».

Mais je doisFINKIELKRAUT DEFAITE PENSEE.jpg reconnaître que Muray avait été précédé, trente ans auparavant par le mémorable La Défaite de la pensée (Alain Finkielkraut, Gallimard, 1987, lu à parution et plusieurs fois relu), qui avait préparé et balisé le chemin, avec son désormais célèbre chapitre « Une paire de bottes vaut Shakespeare ».

MICHEA ENSEIGNEMENT IGNORANCE.jpgIl faudrait citer bien d'autres lectures (les quatre volumes d'Essais, articles, lettres de George Orwell, les bouquins de Jean-ClaudeLASCH CHRISTOPHER CULTURE NARCISSISME.jpg Michéa (L'enseignement de l'ignorance, L'Empire du moindre mal, ...), La Culture du narcissisme, Le Moi assiégé de Christopher Lasch, ...). Inutile, peut-être, de dire que quand j'ai découvert Michel Houellebecq (c'était avec La Carte et le territoire), la "conversion" était accomplie. C’en était fini des mirages du Progrès. J'avais choisi mon camp : celui des « Dissidents de l'époque » (infiniment préférable à celui, tellement commode, de "réactionnaires").

L'Histoire (le Pouvoir, la Politique), la Technique, l'Economie, donc : la trinité qui fait peur.

Restent les Lumières originelles : étonnamment et bien que je ne sache pas si le résultat est très cohérent, au profond de moi, elles résistent encore et toujours à l'envahisseur. Sans doute parce qu'en elles je vois encore de l'espoir et du possible. 

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 07 décembre 2015

LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS 2/9

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ESSAI DE RECONSTITUTION D’UN ITINÉRAIRE PERSONNEL

(récapitulation songeuse et un peu raisonnée)

2/9 

Du "Contemporain" comme s'il en pleuvait.

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J’avais même acquis un disque étrangement intitulé « the entire musical work ofDUCHAMP MARCEL.jpg Marcel Duchamp », concocté par Petr Kotik (ensemble s.e.m., label ampersand, chicago) sur la base d’un travail de transposition de la méthode duchampienne d’écriture créative dans un univers supposé reproduire en musical le « poétique » de la démarche. Il comporte évidemment un morceau intitulé La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (l’alias « Grand Verre »). C’est dire jusqu’où pouvait aller mon audace dans la consommation de produits : rien de ce qui était « moderne » ne devait m’être étranger. 

J’étais assidu aux vernissages d’expositions d’artistes contemporains, et je ne manquais aucune Biennale, aucune manifestation du Centre d’arts plastiques de Saint-Fons, où œuvrait l’ami Jean-Claude Guillaumon (j’y ai même participé, dans une manifeste erreur de casting). J'étais prêt à tout applaudir, y compris les quarante ou cinquante traversins suspendus au plafond par je ne sais plus quel abruti (Gwenaël Morin ?), qui en avait orné la partie visible par le public des prénoms de toutes les filles et femmes qui étaient censées y avoir posé la tête. Mais la Ville de Sérusclat faisait bien les choses : le buffet était copieux, le vin coulait. Ça aide à faire passer. Ou à fermer les yeux.

Je savais aussi pas mal de choses, en musique, de l’ « Ecole de Vienne », du trio Schönberg-Berg-Webern, du sérialisme, du dodéca(ca)phonisme et tout le tremblement. J’écoutais alors volontiers les pièces op. 11 et op. 19 de Schönberg par Pollini, la 2ème Sonate de Pierre Boulez par Claude Helffer, le Stimmung de Stockhausen, en essayant de me convaincre que j’étais à la pointe du « Progrès » en musique. Rien que du pur. Je me disais qu’il fallait que je me persuadasse que c’était ça, la beauté moderne. 

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J’étais là, à l’orchestre, à l’Opéra de Lyon, en 1970, avec une bande de barbus-chevelus, au milieu des effarouchés smokings-nœuds-papillons-robes-de-soirée, lors des débuts gauchistes de l’ « Opéra-nouveau » (Louis Erlo), pour la première du Wozzeck de Berg : les places, en ce soir inaugural, avaient provisoirement cessé d’être hiérarchisées. C’est un souvenir plutôt rigolo, mais je dois bien dire que, sur le moment, je n’avais entravé que pouic à la tragédie de cet humain de base qui ne savait dire que : « Jawohl, Herr Hauptmann ! », tuer sa maîtresse et se suicider. Je me sentais un peu diplodocus. Comme vexé de me voir en retard d'une extinction des espèces. Je réclamais ma part. Je voulais participer. Diplodocus, aujourd'hui, j'en suis un, mais je le sais, j'assume la chose, et même je la revendique. Et c'est le siècle qui a tort.

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Bref, j’étais « moderne » et en phase avec mon temps. Je croyais au « Progrès », à la bousculade inventive de l’ordre établi, au chamboulement fondateur, à la « destruction créatrice » (le concept-phare des théories économiques ultralibérales de Joseph Schumpeter). J’étais immergé dans l’expérimental novateur. Autrement dit, je n’avais rien compris. J’étais un âne, bête à manger du "son", par la bouche, par les yeux et par les oreilles. 

Et puis j’ai viré ma cuti, retourné ma veste, changé mon fusil d’épaule, jeté la défroque aux orties, brûlé ce que j’avais adoré. En un mot comme en cent : je me suis efforcé de « me dépouiller du vieil homme corrompu » et de « revêtir l’homme nouveau » (épître aux Ephésiens, IV, 22 et suiv.). Cela m’a pris beaucoup trop de temps pour y arriver, mais s’est produit dans un temps relativement bref. Le fruit devait être arrivé à pleine maturité. Suis-je moins bête pour autant ? Va savoir … En tout cas, aujourd’hui, je suis un peu plus sûr de ce que j’aime.

Et de ce que je n'aime pas. 

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 12 novembre 2015

MON ART ABSTRAIT

013.JPG

mardi, 06 octobre 2015

ARCON : DEKI SMOKE-THON ?

ART CONTEMPORAIN

CHRISTIAN BOLTANSKI ET LE FOUTAGE DE GUEULE

L’ingéniosité des artistes contemporains pour s’imposer à notre attention n’aura jamais de limite. Tenez, une exposition encore en cours en ce moment est sans doute allée racler les fonds de tiroirs des associations humanitaires en ce qui concerne sa conception. J’ai entendu le très reconnu Christian Boltanski vanter les mérites de « Take Me I’m Yours », l’exposition au sujet dont auquel je cause. Il paraît que ça révolutionne le "rapport entre l'œuvre et le spectateur". Ben tiens ! Je veux !

Une exposition bien faite pour déstabiliser le dit spectateur : que ce soit en musique ou dans les arts plastiques, les artistes ne semblent pas avoir de plus grand souci que la déstabilisation du spectateur. Pensez, les visiteurs peuvent à loisir se servir dans les œuvres présentées et repartir avec leur prélèvement.

Ci-dessous, l' "œuvre" de Boltanski : le visiteur choisit sa défroque et rentre chez lui, peut-être pas "habillé pour l'hiver". L'artiste voudrait humilier le spectateur qu'il ne s'y prendrait pas autrement, mais on fera comme si. Les « arconnards » sont généreux, altruistes, et ils pensent aux délaissés de la mondialisation. Qu'on se le dise, l’arcon est à la pointe de la solidarité. Le progrès fait rage. Ou plutôt, comme dit Alexandre Vialatte : « On n'arrête pas le progrès : il s'arrête tout seul ».

L'artiste ne sait plus quoi inventer pour faire croire qu'il invente. Mais l'artiste n'a peut-être pas pensé au point suivant : reste à convaincre les pauvres et les nécessiteux de visiter l'exposition. Je suggère à Boltanski d'affréter un bus et d'aller ramasser des SDF, des réfugiés, sans oublier quelques Roms, pour qu'ils viennent se vêtir à son expo. Pas sûr que ça marche.

BOLTANSKI S TAKE ME.jpg

Ça, c'est de l' "art".

"Take me I'm yours" ? Voulant en avoir le cœur net, je suis allé voir sur l’internet de quoi il s’agissait. Et quelque chose m’a sauté à la figure de l’esprit. Car il se trouve que la photo de l’ « œuvre » de Boltanski offerte dans ladite exposition « Take Me I’m Yours » ressemble trait pour trait au tas présenté dans un article du supplément « Femina » (5 au 11 octobre 2015) joint tous les dimanches à votre PQR (presse quotidienne régionale), en l’occurrence Le Progrès. 

 

BOLTANSKI SOLIDAIRE.jpg

Ça, c'est de l' "entraide", de la "solidarité".

Dans un cas, on nous dit que c’est de « l’art contemporain ». Dans l'autre, on donne dans le sociétal. Enfin une exposition où le client qui visite se voit enfin proposer un autre slogan que l’habituel impératif négatif (« Ne touchez pas ! », variante du bien connu « Noli me tangere ! »). Je pose néanmoins la question à M. Boltanski et aux directeurs de l’exposition « Take Me I’m Yours » : à quand la possibilité de voir affiché chez Bocuse ou La Tour d’Argent ce slogan d’un genre nouveau : « Ici, on peut venir chercher et emporter son manger » ? En voilà une idée qu'elle est bonne !

L’arcon sera toujours l’arcon. Et le bourrage de crâne a de nombreux beaux jours devant lui.

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 20 juillet 2015

BANDE DESSINÉE : CHARLIE MENSUEL

 Je parlais de la page 1 de la revue Charlie mensuel, celle où se trouve le sommaire de chaque numéro.

N70 LE GRAND GUEDIN'S STUDIO.jpg

Gag rigolo (le gars photographié derrière son trépied demande à la statue de prendre différentes poses pour la photo) signé "Le grand Guedin's studio" (N° 70 : Dingues studio ?). Le témoin a fini par renoncer.

Cette page du sommaire, qui n’est a priori pas faite pour être regardée en elle-même, s’orne en effet d’un dessin (rarement une photo) presque toujours réalisé pour les besoins de la cause (il y a des exceptions : Herriman, Dubout, gravure ancienne, …), autrement dit un dessin où la place du sommaire proprement dit est prévue et ménagée. 

N92 MONIMOTO.jpg

Remarquable dessin d'un nommé Monimoto (N° 92).

On y voit toute sorte de styles, d’imaginations. Ce sont parfois des dessins un peu bâclés, comme si Wolinski avait demandé ce service dans l’urgence à un copain.

N108 MICHELANGELI.jpg

Celui qui donne ces dessins formidables (N° 108) signe Michelangeli.

Parfois, ce sont au contraire des pages très travaillées, presque comme des œuvres à part entière. Le défi, quoi qu’il en soit, est celui que relève constamment tout maquettiste de presse : la liberté règne, quoiqu'avec une contrainte précise, ce qui donne des pages tantôt très aérées (N° 51, un Japonais), tantôt surchargées jusqu'à l'étouffement (N° 60, Carali, je crois, bien qu’il signe Bill). Le tout étant de placer, bien lisible, le programme des réjouissances. Le menu du jour, si vous voulez. On est en plein dans l'art baroque : la déco plutôt que la structure. La volute, plutôt que l'architecture.

N122 GOLO.jpg

Là, c'est le grand Golo (N° 122) des loubards : dessin un peu "sale", bourré de sons et d'onomatopées, qui privilégie l'expressivité.

On trouve des habitués : Willem, qui vous torche en moins de deux sa planche aux cases minuscule, Guitton, l’échappé d’Actuel, éternel baba cool, Nicoulaud, qui dépannait sans doute Wolinski quand il n'y avait personne, Cathy Millet.

N141 MERIAUX.jpg

 

Ce dessin est signé Mériaux (N° 141). Je le trouve intéressant, quoique décoratif.

Pour cette dernière, je me demande si c’est la même que la directrice de la revue Art press. Si c’est elle, elle a aussi pondu La Vie sexuelle de Catherine M., cet éloge de la partouze qui donne autant envie de faire l’amour que les poissons d’Ordralfabétix donnent envie de les manger. 

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Ils ont baisé. Je ne suis pas "psy", mais il ne m'étonnerait pas que la femme, à commencer par son sexe, suscite quelque inquiétude chez le Alain (N° 148) qui signe cette planchette.

On trouve aussi, parmi les dessinateurs du sommaire, de parfaits inconnus, des signatures illisibles et même des anonymes. On regrette parfois beaucoup de ne pas savoir qui est là (le joli gag du N° 115, ci-dessous).

N115 ANONYME.jpg

J'aimerais bien savoir à qui on doit ce pot de fleurs qui rate sa cible, et cette page au dessin très léché. Ça ressemble un peu à Honoré, mort lui aussi le 7 janvier 2015.

J’ignore qui est Omez (N° 43). Et puis apparaissent ici et là des noms connus : Barbe (N° 54, voir ici le 15 juillet), Joost Swarte (N° 63, 82) ; Copi (N° 78) ; Veyron (N° 126). Bref, tout se passe comme si Wolinski, l’ordonnateur, se demandait à chaque fois comment il pourrait bien remplir sa page 1.

Ce Charlie-là, sauf erreur, s'est éteint au numéro 152 (septembre 1981, il n'a pas supporté longtemps l'élection de Mitterrand). Georges Dargaud a bien tenté une résurrection en avril 1982, avec Mandryka en "Rédac-chef", mais le cœur (ou l'esprit) n'y était plus.

Wolinski est mort le 7 janvier, à côté de Cabu, Maris et les autres. Une preuve que ce qui reste d'un homme, quand il n'est plus là, c'est bien ce qu'il a fait.

Voilà ce que je dis, moi.

dimanche, 19 juillet 2015

BANDE DESSINÉE : CHARLIE MENSUEL

Tous les amateurs de bandes dessinées connaissent les principales revues de l’âge d’or de la BD (le « neuvième art », comme certains se plaisent à dire, bon, je veux bien) : Tintin, Spirou, Pilote, les pères fondateurs en quelque sorte, qui s’adressaient exclusivement à la jeunesse, sous l’œil vigilant de la loi de 1949, qui permettait de surveiller les publications qui lui étaient destinées.

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N° 42 de Charlie mensuel. J'ai croisé, dans le temps, un Moge. Il était professeur de couleur à l'Ecole des Beaux-arts de Lyon. Il trouvait qu'à son âge (autour de la quarantaine), ça devenait difficile de draguer les étudiantes. Est-ce le même ?

C’était l’époque innocente où Marlier pouvait dessiner ses « Martine » avec leur petite culotte, bien avant qu’on lui conseille de la mettre en pantalon pour des raisons « convenables » (traduction : moralisme policier, gare au soupçon de pédophilie). Et puis Goscinny est arrivé, a pris en main les destinées de Pilote, a fait évoluer la BD vers l’âge adulte en recrutant, entre autres, Cabu, Gébé, quelques autres grands.

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N° 47. Lucques est l'auteur des Freudaines, souvent drôles, parfois désopilantes.

Et puis Delfeil de Ton lance Charlie mensuel. Il passe rapidement à Wolinski les rênes de ce « Journal plein d’humour et de bandes dessinées » (c’est la devise).

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N° 49. Cathy Millet, qui signe ce dessin, est-elle la papesse qui régna, avant Catherine Francblin, sur cette Pravda de l'art contemporain qu'est la revue Art press ?

Le titre Charlie est un hommage direct à Charles M. Schulz, créateur d’une série célèbre entre toutes : Peanuts, où évoluent, entre autres, Charlie Brown et Snoopy, le chien philosophe (ci-dessous). J'aime bien, sans plus.

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N° 54. Les visiteurs de ce blog connaissent André Barbe, depuis mon billet du 15 juillet. C'est Snoopy qui mord le flic aux fesses.

Je m’épargnerai non seulement l’effort de faire l’éloge de Charlie mensuel, mais aussi d’énumérer les illustres maîtres et les « petits maîtres » de l’art de la BD qui y ont vu publier leur travail. Eloge de toute façon inutile, « car il n’y a qu’à regarder, et c’est écrit dessus » (Alfred Jarry, « Linteau » des Minutes de sable mémorial).

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N° 63. Joost Swarte, le Hollandais dessinant spécialement pour Charlie. Et facétieux avec ça.

Je veux juste rendre hommage à cette revue mémorable, mais en braquant le projecteur sur une face jamais mise en avant. Wolinski rédigeait une sorte d’éditorial, qu’il publiait en p. 2, en l’agrémentant de dessins venus sous la plume de gens parfois connus, qu’il leur demandait pour l’occasion. On ne s’étonnera pas du dessin (ci-dessous) offert par Guido Crepax pour l’édito du N°37 (février 1972).

CREPAX.jpg

Ça se voit : c'est pondu "vite fait sur le gaz".

Mais sans vouloir vexer les mânes de Wolinski (que la terre lui soit légère), c’est la page 1 qui m’intéresse ici. Parfaitement : la page du sommaire, qui indique à quelle page il faut aller pour trouver ci et ça, et dont des exemples jalonnent le présent billet.

N67 1 GUITTON.jpg

 

N° 67. Guitton, l'indécrottable baba-cool, les petites fleurs, les petits oiseaux, les étoiles ... et les femmes.

Le sommaire de Charlie mensuel : voilà une manière marrante de jouer avec la contrainte. Un défi pour un dessinateur.

Voilà ce que je dis, moi.

La suite à demain.

dimanche, 07 décembre 2014

L’ART CON AU MUSÉE

2

 

J'ai décidé de ne plus parler d' « Arcon », mais d'appeler les choses par leur nom. Je parlais de Jeff Koons, homme d'affaires. Chef d'entreprise. Dans l'industrie, où l'on sous-traite beaucoup, il paraît qu'on appelle ça un « donneur d'ordre ». Je trouve que ça lui va bien.

 

Toujours est-il que c’est cet « artiste » qui, après avoir envahi Versailles de ses « Balloons » et autres homards, se voit célébré par le Centre Pompidou, qui consacre une grande « rétrospective » à toute l’œuvre du grand homme. D’après le directeur de l’institution, Jeff Koons et toutes ses équipes (si, si !) se sont comportés en grands « professionnels ». Je n'en doutais mie. Toutes mes félicitations néanmoins.

BALLOON DOG 3 VERSAILLES.jpg

Il paraît que c’est l’ « artiste » le plus cher du monde. Grand bien lui fasse. Mais pourquoi vouloir à tout prix être considéré comme un artiste ? Andy Warhol nous avait en son temps fait le même coup, alors que toute l’industrie warholienne repose sur son envie dévorante de gagner beaucoup d’argent. Ce qui n’était pas totalement le cas de Marcel Duchamp, son grand-père artistiquement génétique. S'il n'était pas dénué d'esprit de lucre (dame, il faut bien vivre !), du moins ne l'affichait-il pas de façon aussi ostentatoire (« décomplexée » serait plus dans l'air du temps).

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Wim Delvoye : "œuvre" sortie de sa machine à caca (Cloaca).

Jeff Koons est encore plus cynique qu’Andy Warhol. Au départ, cet étudiant  doué pour les chiffres et les opérations boursières se présente sur le marché du travail comme un « trader ». Ce qui, en anglais, signifie « commerçant ». Son métier ? Courtier (« adviser » ?) en matières premières sur la place de Wall Street. Je ne sais pas si l'image ci-dessous est en mesure de confirmer cette assertion de l'encyclopédie en ligne. Si la dame, après tout ne fait que son métier d'actrice porno, qu'en est-il du métier du monsieur ? Il n'a visiblement pas toujours sous-traité les tâches de réalisation. Sa façon de mettre la main à la pâte, peut-être ?

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C'est bourré de concepts ? Fallait le dire !

 

Au moment où il se dit que le marché de l’art offre des perspectives incomparables de spéculations financières fabuleuses, ce n’est pas que l’art l’intéresse, c’est qu’il a des idées à vendre. S’il se lance dans l’art, c’est juste parce qu’il y voit un « vecteur privilégié de merchandising ». C’est tout. C'est lui qui le dit.

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Un monochrome avant la lettre d'un nommé Alphonse Allais.

Il se souvenait qu’Andy Warhol lui-même avait acheté l’idée de la « Campbell Soup » à une copine galeriste. Pour faire du pognon avec un truc qui ne dépasse pas le niveau "Arts Déco". Mais Warhol n’avait pas d’idées, et il fallait amorcer la pompe. C'est lui qui disait que c'est trop difficile, de peindre. Koons, lui, il en a, des idées. Le premier « coup » de Jeff Koons, c’est évidemment la Cicciolina, l’actrice porno, qu’il va même jusqu’à épouser. Et la rédemption, ça marche ! Tout le monde marche. 

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On me dira qu’il y a eu un marché de l’art dès qu’il y a eu civilisation. On me dira que les milieux de l’art, dès le premier moment de leur existence, ont connu les opportunistes les plus éhontés, les plus cyniques. On me dira que les plus grands artistes ont eu besoin des puissants, de leur « protection », de leur argent pour « laisser libre cours à leur art ».

 

Certes, je ne dis pas que c’est faux. Simplement, je trouve horriblement moche d'en être arrivé à une civilisation capable de donner honte à quelques-uns d'y appartenir. Et d'en être un produit. Peut-être un déchet.

 

Quelle est, en dernière analyse, dans le corpus hautement signifiant d'une contemporanéité progressiste soucieuse, de ce fait, d'exprimer, dans ses visions fulgurantes, l'âme future de l'humanité, la fonction sémiologique des prouesses amoureuses, supposées ou réelles, de Jeff Koons ? 

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Maurice Tillieux adorait l'art contemporain.

Faudra-t-il considérer ses éjaculats sur la face extasiée (?) de la Cicciolina comme l'insémination prémonitoire d'un avenir radieux dans le ventre d'une modernité qui attendrait d'enfanter on ne sait quel monstre ?

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Certains "concepts" sont comme le camembert. Quand ils sont trop mûrs : ils coulent.

Les activités de ce petit monsieur, sûrement un excellent homme d'affaires, ne cherchent même pas à se donner le prétexte de « faire de l’art ». Seulement de l’argent. Le reste est une histoire de « Storytelling ». Et de « merchandising ». Mais il prétend mordicus au statut d'artiste.

 

Au royaume des « Bonnisseurs de la Bath » (= "bonimenteurs", c'était le patronyme donné à OSS 117 par son inventeur Jean Bruce), les Koons, McCarthy, Delvoye, Hirst et compagnie sont rois.

 

A voir ce dont sont grosses les prémonitions de l'avenir radieux, je ne suis pas près de quitter les rangs des diplodocus et des ptérodactyles : j'aime bien comprendre ce qu'on me dit quand on s'adresse à moi. Et j'en ai assez des bonimenteurs.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

Note : à part Gaston Lagaffe (Franquin, Le Géant de la gaffe, p. 51) et Libellule (Maurice Tillieux, Popaïne et vieux tableaux), je précise que j'ai trouvé les illustrations en errant et tâtonnant sur la "toile".

 

mercredi, 29 octobre 2014

UN « CRÉTIN » PARLE AUX « CRÉTINS »

On me dit que je caricature et généralise quand je parle des Puissants, des Décideurs, des « élites dévoyées ». Eh bien demandez donc à l'éditorialiste du Monde de ne plus me traiter de "crétin". Qu'il retire ses propos et qu'il fasse des excuses. On a sa dignité : il n'avait qu'à pas commencer. Et puis d'abord, c'est celui qui le dit qui l'est.

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Mais voyons, monsieur, « élites dévoyées », il ne faudrait pas généraliser. Il ne faudrait surtout pas que les « élites dévoyées » se sentent stigmatisées. On en arriverait vite, rendez-vous compte, au « Tous pourris ! » qui « fait le jeu du Front National », n’est-ce pas. Le problème, c’est que je caricature, mais à peine. Eh bien ce n’est pas l’Editorial du Monde du 22 octobre (Place Vendôme, le créateur et les crétins) qui me convaincra du contraire. Au contraire.

 

Quand un homme ne sait plus quoi faire de son argent, comme je le disais, il le jette par les fenêtres. Il fait comme les pays pauvres ou en guerre (de préférence les deux), qui jettent dehors, et de préférence à la mer, toutes leurs populations superflues. Cela donne quelque chose qui s’appelle « N’importe quoi ». Et j’ajoute : « Pourvu que ça fasse de la mousse ». Surtout s’il trouve un Décideur complaisant, d’accord avec lui pour décréter : « Tout est permis », et à apposer sa signature au bas de l'autorisation. Plus qu'à poser le "plug anal" en pleine place Vendôme.

 

Les gens situés à proximité plus ou moins immédiate des bureaux sur lesquels on pose les papiers sur lesquels les « décideurs » sont invités à apposer le graffiti ou l’arabesque à l’encre de leur signature par des larbins distingués qui sortent des Grandes Ecoles, ces gens, dis-je, composent un potager et une faune qui, à force de grandir dans des serres séparées et d'être conservés dans des bocaux bien à l’abri du « plein champ » où prospère l'épaisse rusticité du « vulgum pecus », se font de celui-ci une idée aussi virtuelle que les images des jeux vidéo grâce auxquels ils prennent quelques moments de détente, entre deux stress insoutenables, là-haut, tout en haut de l’échelle.  

 

Puissants (détenteurs de l’argent privé) et Décideurs (détenteurs de la signature publique) ont donc adopté ce qui se fait de mieux dans le domaine de l’Art et de la Culture en matière de contestataires, réfractaires, insoumis, dissidents, marginaux, déviationnistes, provocateurs, immoralistes, subversifs, anticonformistes, anarchistes et j'en oublie sûrement.

 

Il est convenu dans le cahier des charges qu'il faut être dérangeant, déstabilisant pour ces étranges bestioles appelées « les gens », dont on décrète qu'ils sont pris dans des routines morales, lieux communs intellectuels, idées toutes faites et autres stéréotypes qu'il s'agit de faire voler en éclat, pour les rendre à la pureté de ... de quoi, au fait ?

 

C'est fou, quand on y pense, le nombre de gens de Spectacle et d'Art qui ont pour but d'agir sur le spectateur, le plus souvent en le mettant mal à l'aise, en l'obligeant à se remettre en question, en le tourneboulant, désorientant, abasourdissant. Comme on est à Lyon, j'ajoute "badibulguant". Tous ces gens sont d'un altruisme terrifiant et dévastateur. Jamais les "bonnes intentions" n'ont commis pareils dégâts. C’est à qui dénichera son Poseur de Bombes personnel, qu’il comblera de ses bienfaits s’il consent à poser celles-ci dans son musée personnel.

 

Damien Hirst et Jeff Koons se tirent la bourre pour savoir qui sera le mieux coté. Les nouveaux académiques pontifiants Daniel Buren ou Bertrand Lavier jouent les fripons, sans doute pour faire plus jeunes. Anish Kapoor s’en donne à cœur joie au Grand Palais, sans doute pour ne pas empiéter sur les plates-bandes versaillaises de Takeshi Murakami. Dans le fond, Paul McCarthy, dans ce paysage, fait figure de « Petit Bras » (je suis en cela d’accord avec monsieur Dagen, du Monde, si j’ai bien lu).

 

On a compris que, quoi qu’il arrive, aucun artiste digne de la Modernité ne saurait advenir sur le Marché de l’Art s’il ne commet aucune profanation. Il arrive que Puissants et Décideurs tolèrent qu'il se contente de proposer du "Jamais Vu", mais même le "Jamais Vu" doit rester exceptionnel.  Car le sacrilège et le blasphème sont des laissez-passer magiques. Du « Piss-Christ » d’Andres Serrano à la Crucifixion d’une femme par Bettina Rheims, par exemple.

 

Et l’ « artiste », le commanditaire et le mécène sont aux anges quand l’œuvre exposée a la joie ineffable et le bonheur sans mélange de se faire vandaliser. Quand l'artiste est arrivé à appuyer sur le bon bouton, celui de la fureur vindicative des "Crétins", qui n'attendaient que cette occasion pour passer à l'action. Quand l'étincelle de la provocation a remonté toute la longueur de la mèche, jusqu'au tonneau de poudre. 

 

Si le scandale n’est pas au rendez-vous, c’est que la mèche de la bombe était mouillée. HernaniPelléas, Le Sacre, Ubu, Déserts, tous les directeurs de salles rêvent de ces échauffourées merveilleuses, de ces émeutes ébouriffantes, de ces soulèvements délicieux, de ces batailles épiques en smokings et robes de soie dont on parle encore cent ans après, et plus.

 

« Encore raté », s’écrie alors, rageur, ce colonel Olrik de l’Art Contemporain, « mais je reviendrai, je me vengerai, je l’aurai, mon scandale ». Le scandale est désormais un investissement ; faire scandale est un but de guerre : tout doit être pensé pour l’atteindre, et d’abord le thème. La religion, le sexe sont des « créneaux porteurs ». Il y a aussi le caca : successeur de Piero Manzoni et de sa « Merda d’artista » (1961), Wim Delvoye s’est illustré avec sa féconde série (2000, 2001, 2003, 2004, 2005, 2006, 2007, 2009) des « Cloaca » et autres « machines à caca ». Il a aussi tatoué des cochons, et même le dos d'un certain Tim Steiner, dont la peau, qui a été vendue 150.000 euros en 2008, sera définitivement acquise par son acheteur à la mort de son porteur et possesseur. Furieusement excitant, n'est-il pas vrai, très chère ?

 

Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais comme les œuvres d’art et expositions, les pièces de théâtre et spectacles de danse dont les médias parlent le plus sont ceux qui portent l’étendard de la « Transgression ». C’est au metteur en scène qui « transgressera » le plus, le mieux et le plus radicalement : la concurrence est impitoyable. Cette vogue a gagné la mise en scène d’opéra. Au point d'en être devenue d'un terrible conformisme. Je donne même une idée : le fin du fin serait de dénuder sur scène des très vieilles et des très vieux, des très laids et des très obèses, que sais-je, des très fous sortant de l'asile et des très dangereux évadés de prison, bref la fine fleur de ce qui se fait en matière d'apparences repoussantes. Le pied, je vous dis pas !

 

La parole est au « transgresseur » : acteurs à poil sur la scène pour un oui ou pour un non, défécations et mictions, corps dénudés couverts d’on ne sait quelles déjections et autres contenus de poubelle. Aujourd’hui, c’est bien simple, un jeune n’arrive à rien s’il ne transgresse pas. Sinon, il sera considéré comme anormal.  C’est un principe hors duquel il ne saurait trouver le salut.

 

Qu’on se le dise : la transgression est devenue la norme. Les gens normaux sont devenus inadmissibles. Il n'est plus normal d'être normal. Une bonne partie de la Culture actuelle crie : « A bas les gens normaux ». C'est bien simple, ils sont atteints d'un insupportable « conservatisme », quand ils ne sont pas carrément des « réactionnaires », des « crétins », des « fachos ». La Révolution des valeurs est en marche qui, tel Saint Jean-Baptiste annonçant la venue du Messie, nous prépare à la « post-humanité ». Amen.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

mardi, 28 octobre 2014

UN « CRÉTIN » PARLE AUX « CRÉTINS »

J’en étais aux caprices des Puissants, hors de prix pour le « vulgum pecus », cela va de soi, car ils ont tellement de moyens qu'ils peuvent TOUT se permettre, et même n'importe quoi. Ils ne s'en privent pas. L'argent, c'est comme les populations, quand on ne sait plus quoi en faire, on le jette (par les fenêtres, à la mer, ...). Sur la place Vendôme, à Paris, cela donne une « œuvre » de Paul McCarthy, cyniquement intitulée « Tree », dont la forme lui a été inspirée par un ustensile en usage (paraît-il, je répète ce que j'ai entendu, moi je suis pour les méthodes naturelles) chez les amateurs d'artifices sodomiques.

 

De nos jours, tout l'égout est dans la nature, d'où sans doute les préoccupations écologiques. Après tout, peut-être vaut-il mieux que l'objet soit prévu pour, car on retrouve aux urgences hospitalières des gens qui se sont introduit une patate et qui sont alors bien embêtés (authentique et de source sûre, bien sûr, la suite est chirurgicale).

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Mais en dehors des très riches, dont la fortune leur permet de satisfaire leurs caprices les plus coûteux, et si possible les plus arrogants, méprisants et insolents à l’égard du pauvre monde, une autre catégorie de personnes met de l’huile dans les rouages de la machine à produire de l’art à usage de monstration collective : ce sont les décideurs. Ça fait du monde.

 

Le décideur est une espèce en soi : c'est elle qui détient un monopole, qui est un privilège accordé démocratiquement à certains individus depuis que nous sommes en République : le monopole de la SIGNATURE. Le décideur est d'abord celui qui signe, et qui par là assume une responsabilité. Qu'il soit massif ou minuscule, un coffre-fort nécessite une clé pour consentir à s'ouvrir.

 

Le monde administratif étant ce qu'il est, du chef de bureau au Président de la République, la SIGNATURE est cette clé pour ouvrir le coffre. Alors c'est sûr, le privilège de la signature, il y en a pour boire et pour manger, du plus infinitésimal émargement du chef du service incendie qui vient de viser et d'avaliser le tour de garde du week end, jusqu'au chef qui supervise le chef qui supervise le chef etc ...

 

Du plus anecdotique au plus notable, le signeur, signateur, signataire, seigneur de décisions foisonne. On peut même dire qu'il pullule. Peut-être même prolifère-t-il, allez savoir, en cas de pépin, ça peut servir pour les assurances ou devant le tribunal : qui est responsable ? Dit autrement : qui décide d'installer un "plug anal" en pleine Place Vendôme ? Qu'on sache contre quel gros responsable porter plainte pour « pretium doloris » (ben oui, ça fait mal, dans ces dimensions).

 

Car ça finit par faire des sommes ! Pour la ville de Lyon, le budget alloué au fonctionnement seul de la culture pour l’année 2014 était de 113 millions d’euros (source : site municipal). Ce qui permet à l’amateur de Modernité de goûter par exemple, au Musée d’Art Contemporain, l’œuvre iconolâtre et bédélâtre d’Erro, présenté anonymement par monsieur Thierry Raspail (qui dirige l’institution) comme « le premier storyteller de l’histoire de l’art ». Je ne veux pas savoir qui est le signataire en dernier ressort de cette chose. « Erro humanum est. Perseverare diabolicum », je ne sors pas de là.

 

Il est vrai que, vivant à l’époque de la production industrielle du boudin storytellé et déféqué avec constance et régularité par d’innombrables médias fournis par d’innombrables officines de « communication », nul ne saurait se passer de connaître et d’apprécier les produits de la maison Erro, directement sortis des chaînes de son usine prémonitoire : directement de l'état solide du Réel à l'état gazeux du Virtuel (on appelle ça "sublimation"). Il paraît que ça raconte le passage de l'Âge Archéologique à l'Âge Moderne. Passons.

 

Il reste que Gérard Colomb (maire), Georges Képénékian (1er adjoint, Culture) et Thierry Raspail (directeur du MAC) illustrent à merveille l’organisation de la chaîne des décisions qui déboucheront plus tard sur la fabrication d’un paysage culturel auquel le spectateur futur est sommé d'adhérer (voir le superbe squelette en acier du « Musée des Confluences »). Ils sont parmi ceux qui vous disent ce qu’il faut avoir vu. Et voir le Musée des Confluences, on ne peut pas faire autrement. On peut dire qu'il s'impose à vous. 

 

Les trois décideurs ci-dessus nommés vous imposent aussi comment le voir : ils ont signé la construction des bâtiments, l'aménagement des espaces, les cheminements, les perspectives et les points de vue, etc. Le Signataire de décision fabrique le cadre de votre existence. Il vous l'inflige. Il vous le fait subir. Et prière d'applaudir : il a tôt fait de vous renvoyer aux élections suivantes si vous n'êtes pas content. Pour la démocratie, vous repasserez dans six ans. Quand je dis "signé", je ne parle bien sûr que de la commande, des autorisations, etc. 

 

Ceux qui sont allés voir il y a quelque temps les « outre-noirs » de monsieur Soulages au Palais des Beaux-Arts de Lyon, qu’ils le veuillent ou non, ont consommé de telles décisions de tels responsables et signataires des dites décisions. Comme les Romains au Cirque, ils en redemandent. Et le grand seigneur qui règne sur ses terres jette sa décision au bon peuple comme la fermière jette son grain à la volaille. Eh oui ! C’est qu’elle vote, la volaille ! Mais si peu, dans le fond !

 

Si l’on remonte le sillage laissé par les décideurs en matière culturelle, on trouve, entre autres, monsieur Chirac offrant le Pont-Neuf à monsieur Christo pour qu’il en fasse un paquet-cadeau éphémère destiné aux Parisiens (on appelle ça un « événement ») ; on trouve monsieur Aillagon déroulant sous les pas de monsieur Jeff Koons (puis de monsieur Takeshi Murakami) les tapis rouges du château de Versailles  pour qu’il y dépose des objets assez furieusement « flashy » pour qu’on entende la puissante détonation produite par le contraste avec ces lieux chargés de leur histoire comme un âne de son fardeau. Plus la déflagration est forte, plus le commanditaire est satisfait. Il faut le comprendre : il a l'impression de faire l'histoire. Sarkozy a montré qu'on peut même en faire une stratégie politique.

 

C'est sans doute ce que le directeur de Versailles entendait par « dépoussiérer ». Dépoussiérer, pour tout un tas de responsables et de décideurs, ça consiste à nettoyer par le vide (« au Kärcher »), à balayer d'un seul coup tout ce qui a été fait auparavant et surtout faire quelque chose qui n'avait jamais été fait. Ah, être le premier ! Malheureusement pour tous ceux qui en rêvent, être le premier en art, ça ne se trouve pas sous le sabot d'un cheval. Combien de millions d'artistes se sont rêvés en Marcel Duchamp-bis, et ont désespérément couru après, tentant vainement de répéter le coup de tonnerre de son geste inaugural, radical et fatal, le « ready-made » !!

 

Demandez à ce pauvre Pierre Pinoncelli, qui souffre depuis tout petit d'un curieux syndrome, qu'il conviendrait de nommer le « Complexe de Marcel Duchamp », une malédiction dont il n'a jamais guéri. Mais c'est comme en alpinisme : la première ascension du Grand Pilier d'Angle, c'est Walter Bonatti en août 1957, et personne d'autre. Après, ça s'appelle la deuxième. Tous les autres sont des suiveurs, imitateurs, émules, épigones, successeurs, etc. Eh oui, Pinoncelli, c'est fini le « ready-made », et depuis 1913, s'il vous plaît. Duchamp a tué le "ready-made" en le mettant au monde. Beaucoup ne s'en sont jamais remis. Pinoncelli mériterait une pension.

 

D’après monsieur Philippe Dagen (Les nouveaux mécènes de l’art contemporain), c’est un consortium des joailliers de la place Vendôme qui est à la base de la dernière trouvaille monumentale : inviter Paul McCarthy : « Plus remarquable est le fait que l’érection de Tree avait été décidée en accord avec le comité Vendôme, qui réunit les enseignes de luxe installées là » (Le Monde, jeudi 23 octobre 2014). Mais j’aimerais en savoir davantage sur le complément d’agent (laissé ici en blanc) de la tournure passive « avait été décidée » (on attend "par ..."). Autrement dit sur le sujet de l’action : quel bonhomme concret, en dernier ressort, a décidé, c’est-à-dire posé sa signature sur le formulaire officiel, rendant la chose possible ?

 

Je note en passant que le chapeau de l’article est ainsi formulé : « Pour l’industrie du luxe, la provocation et le scandale sexuel sont des moyens de promotion ». J’abonde, cher monsieur Dagen ! Le mot « décomplexé » a été mis à la mode par un parti de droite. Mais le terme « décomplexé » s’applique encore mieux, depuis quelque temps, aux gens assez riches pour, au mariage de leur fille, donner des louches pour servir le caviar aux centaines d’invités (Pinault ou Arnaud, je ne sais plus).

 

L’INSEE pourra toujours courir derrière la Réalité avec son double-décimètre et mesurer de combien s’est élargi le fossé qui sépare de plus en plus nettement les 0,01 % plus riches et les 10 %  plus pauvres, la Réalité fout le camp loin devant à grandes enjambées, dopée par l’accumulation des super-profits engrangés par les jongleurs de l’économie financiarisée, celle qui est capable de vendre cinquante fois certaines matières premières avant même qu’elles aient été produites. Avec à chaque fois une plus-value, cela va de soi.

 

Ce sont les nouveaux nababs, richissimes et décomplexés jusqu’à l’ostentation impitoyable de leur bonne conscience en acier inox, jusqu’à la superbe arrogance de leur fatuité sans borne, piaffant d’impatience, pour choquer le populo, d'installer place Vendôme le "plug anal" de Paul McCarthy, sous prétexte de sapin de Noël, godemichet géant, sorte d'énorme pousse-caca vert.

 

Vous imaginez Maurice Druon publiant aujourd'hui Tistou les pousse-caca verts ? Peut-être en l’incluant dans l’ABCD de l’égalité, vous savez, ce machin destiné, entre autres, à convaincre les petits enfants que le sexe anatomique n’est pas un destin irrévocable.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

dimanche, 26 octobre 2014

UN « CRÉTIN » PARLE AUX « CRÉTINS »

Ce billet fait suite au Manifeste du « Crétin », paru ici il y a quelques jours, titre motivé par celui d’un éditorial du journal Le Monde. J'aurais bien intitulé "Les Crétins parlent ...", mais comme je suis tout seul, ... Tant pis pour le rythme de la phrase, avec sa syllabe "-ent" et sa liaison en plus, à la musique desquelles notre oreille est habituée (vous savez, point-point-point-trait, "ici Londres", etc.).

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Je chantais donc le cantique des rebutés de sa Majesté la Modernité, jugés inaptes à l'Art : « Je suis crétin, voilà ma gloire, mon espérance et mon soutien ».

 

Ce qui m’intrigue, dans l’ « affaire Paul McCarthy-plug anal-place Vendôme », c’est qu’il s’est produit une drôle d’inversion de processus, depuis le premier « ready-made » de pépé Marcel, en 1913. Papy Duchamp, lui, avec sa roue de bicyclette sur un tabouret, il voulait « faire œuvre » (ensuite avec sa « fontaine », son hérisson porte-bouteilles, ses trois « stoppages étalons », tout l’usinage de ses « moules mâliques », sa « broyeuse de chocolat », son « pendu femelle », ses « témoins oculistes », tout ça pour dire qu’on connaît un peu ses classiques …) tout en restant radicalement en dehors du domaine officiel et réservé de l’art, de l’académie, tout ce qu’on voudra.

 

Commençons par signaler que les gens d’alors, comme prévu, réagissaient comme les gens d’aujourd’hui. Il y avait, dans toute la démarche de Marcel Duchamp un puissant moteur anarchiste, asocial, voire nihiliste qui tirait avec violence tout son autobus (sa « boîte-en-valise ») hors du consensus qui fait la vie collective, hors du champ institutionnel, à commencer par l’Institution du Travail. Les gens avaient une bonne perception de ce nihilisme et de sa haine de l’ordre établi, et lui rendaient bien ses intentions. Tout allait bien, la logique était respectée : le marginal par choix d'un côté, les gens normaux de l'autre, cahin-caha, vaille que vaille.

 

La différence avec autrefois, elle vient des autorités. Eh oui, c'est elles qui ont pris un virage à 180°. Quand elles levaient les bras au ciel en criant « au fou l’artiste ! », elles hurlaient avec la foule. Aujourd’hui, on assiste à cet incroyable retournement de situation : ce sont les autorités (artistiques, culturelles, politiques, …) qui hurlent contre la foule (on me dira que c'est un groupuscule d'exaltés extrémistes) qui dégonfle le godemichet vert de la place Vendôme, « au fou la foule ! », en « condamnant fermement des actes inqualifiables » commis par des « fascistes », des « réactionnaires », des « mongoliens », bref des « crétins », comme dit souverainement Le Monde.

 

Aujourd’hui, qu’on se le dise, l’Anarchiste et Nihiliste anti-social, le vaguement escroc, farceur et mystificateur Marcel Duchamp (marchand du sel, comme disait lui-même cet amateur de contrepèteries et autres jeux de mots) a été bombardé Ministre de la Culture. Et son premier décret porte en toutes lettres cette affirmation définitive, au sujet de son « Grand Verre », alias La Mariée mise à nu par ses célibataires, même : « Désormais, la Culture, c’est ça !!! ». Je ne suis pas sûr qu'il ait ajouté « bande de nazes », mais le cœur y est. "Plug" anal compris : il avait bien exposé un urinoir, lui.

 

Aujourd’hui, pour son « apport décisif à l’histoire de l’art mondial et au rayonnement artistique de la France éternelle », François Hollande en personne a solennellement remis à Marcel Duchamp, le roi du « ready-made », vêtu pour la circonstance de son habit vert d’Académicien Français, la grand-croix de la Légion d’Honneur, dans la cour de l’Elysée, au cours d’une cérémonie grandiose bercée par les flonflons de la fanfare de la Garde Républicaine en grand uniforme, devant une armée de photographes et de cameramen venus du monde entier.

 

Blague à part, j’aimerais bien qu’on m’explique ce retournement de veste des Puissants. Mais aussi le retournement de veste des Anarchistes, Terroristes et Poseurs de Bombes de l’Art d'avant-garde, qui se sont convertis au métier servile de caniches de leurs Majestés les Puissants. Comment ont-ils fait pour troquer le rôle d'épouvantails et de croquemitaines contre celui de faire-valoir et de bouffons de Sa Majesté ? Comment les Autorités ont-elles pu accepter de faire entrer ces Loups dans la Bergerie Sociale ?

 

Je risque une première approximation de réponse : parce que nier le Système où règnent ces Puissants est devenu un « fromage ». Alors dis-moi pourquoi la Subversion du Système est devenue un « fromage » ? Parce qu'elle en est devenue un Aliment. Le Carburant de ce Système s'appelle en effet "Négation de soi", "Effacement des données identitaires", "Du Passé faisons Table Rase" (eh oui, aussi étonnant que ça paraisse, le refrain communiste est devenu un chant purement capitaliste).

 

Le Système a compris que l'Art est absolument inoffensif. La Subversion Politique c'est fini ! Vive la Subversion Idéologique ! La Subversion inoffensive de l'ordre établi par l'Art (et domaines connexes), qu'on se le dise, est devenue un moyen extrêmement prisé de gouvernement des masses. Le "plug anal" de Paul McCarthy place Vendôme a ça d'inscrit dans ses significations prioritaires.

 

Mais j'ajoute aussitôt qu'à la différence des "Bouffons de Sa Majesté", dont les saillies étaient censées corriger la trajectoire du monarque quand elle devenait erratique, les individus admis à jouer le rôle de "Grands Négateurs Institutionnels" récitent leur Manuel Officiel de la Subversion Permanente à l'intention exclusive du bon peuple, celui qui ne sait pas. Celui qui ne sait plus rien est ainsi appelé à consentir à la subversion permanente de ses propres valeurs, de ses repères, de son histoire, de son identité. A se soumettre à des institutions devenues elles-mêmes subversives. Il y a des exemples récents hors du domaine de l'Art, que les valets des Puissants s'empressent de classer parmi les Progrès décisifs de la Civilisation (je peux mettre les points sur les i si vous voulez).

 

Le "bon peuple" est celui que les nouvelles élites au service des Puissants ont pour charge de guider sur le chemin qui mène à la définition d'un Homme Nouveau et d'une Humanité Nouvelle. Il faut que cela se sache : le Puissant a désormais besoin du Négateur pour confirmer sa Puissance. Tout simplement parce que le Négateur, en produisant des objets qui manifestent aux yeux de tous la Négation de la Puissance, prouve que le Puissant est plus puissant que sa Négation même, puisqu'il lui ouvre ses portes et lui offre sa protection. C'est la raison pour laquelle Jeff Koons, Takeshi Murakami ou dernièrement Paul McCarthy sont des "Bouffons de Sa Majesté". J'espère que vous suivez.

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Jeff Koons et François Pinault, posant lors d'une conférence de presse à Séoul, devant le buste en marbre représentant JK en compagnie d'Ilona. C'est sûrement pour d'excellentes raisons qu'ils se marrent.

Quand je dis « puissants », je renvoie à toutes sortes de gens, mais en premier lieu, évidemment, à ceux qui ont les plus gros moyens. M. François Pinault a dédié un des joyaux vénitiens à ce qui se fait de plus con et temporain dans l’arcon : le Palazzo Grassi. Pour faire pièce à ce grand rival dans la course au titre de « Français le plus riche », Bernard Arnaud (LVMH) a déposé (je suppose) un tas d’or suffisant au pied de Frank Gehry pour que celui-ci lui construise l’écrin rêvé pour ses collections de la plus grande classe. Le bon choix, le premier milliardaire venu vous le dira. 

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Gehry n’est-il pas l’immortel auteur de l’immeuble (ci-dessus) « Dancing House » de Prague ? Cela vous pose un homme. Ça a de la « patte », voire de la « cuisse ». C’est une « signature ». Walt Disney à Los Angeles, Guggenheim à Bilbao, maintenant la Fondation Vuitton à Paris : mieux qu’un grand chelem à l’ATP, plus fort que mettre tous les œufs dans le même panier, non seulement ça vous en bouche un coin, mais ça vous en colmate une fissure ! Ce brave philanthrope de Bernard Arnaud se voit décerner le label de « mécène respectable ». Pas comme ce pillandre (j’essaie de réhabiliter le patois lyonnais) ostentatoire de Pinault à Venise.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

lundi, 20 janvier 2014

L'"ART CONTEMPORAIN" A LA PORTEE DE TOUS

 

 

 

 

 

 

 

J'AI APPELE CETTE SERIE

IDEOGRAMMES PIETONNIERS

samedi, 30 novembre 2013

SANS TITRE

 

 

 

FINALEMENT, EST-CE QUE L'ART CONTEMPORAIN, AU MOINS DANS CERTAINS COURANTS, N'A PAS CHERCHÉ A REPRODUIRE LA RÉALITÉ, MAIS TELLE QU'ON LA VOIT QUAND ON LA REGARDE DE TRÈS PRÈS, VOIRE AU MICROSCOPE ????

CE SERAIT RIGOLO, NON, DE CONSIDÉRER LES ADEPTES DE L'ART NON FIGURATIF (NUAGISME, ABSTRACTION LYRIQUE, ETC.) COMME LES NOUVEAUX REALISTES ????

TOUS LES COURANTS DE LA PEINTURE ABSTRAITE NE POURRAIENT-ILS PAS ÊTRE VUS DE CETTE FAÇON ????

SI JE NE ME TROMPE PAS, CES ARTISTES SE SONT CONTENTÉS DE REPRODUIRE CE QU'ILS VOYAIENT.

ETONNANT, NON ?

 

 

 

AU FOND, IL Y A PEUT-ËTRE EN MOI UN PEINTRE ABSTRAIT QUI SOMMEILLE ????

 

 

 

dimanche, 07 juillet 2013

MON ANTHOLOGIE MONTAIGNE

 

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COUPLE BOURGEOIS, PAR AUGUST SANDER

 

***

Montaigne fut le premier écologiste. Je ne l’affirme pas, je le prouve : « Mais, quand je rencontre, parmi les opinions les plus modérées, les discours qui essaient à montrer la prochaine ressemblance de nous aux animaux, et combien ils ont de part à nos plus grands privilèges, et avec combien de vraisemblance on nous les apparie, certes, j’en rabats beaucoup de notre présomption, et me démets volontiers de cette royauté imaginaire qu’on nous donne sur les autres créatures. Quand tout cela en serait à dire, si y a-t-il un certain respect qui nous attache, et un général devoir d’humanité, non aux bêtes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres même et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bénignité aux autres créatures qui en peuvent être capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle ». Qui y trouverait à redire ?

 

Peut-être Carolyn Christov-Bakargiev, responsable d’une foireuse foire d’art contemporain (« arcon » en abrégé, opposé à l’ « art temporain », je crois que la dame sévit à la Documenta de Kassel), qui a par ailleurs rédigé une Déclaration des Droits des plantes (elle travaille même sérieusement à leur faire accorder le droit de vote, des élections locales jusqu'à l'ONU) : elle trouverait Montaigne d’une insupportable pusillanimité. Une femme tonique, une merveilleuse éradicatrice de civilisation, à l'image exacte des canons de l'époque où elle a été condamnée, hélas, à exister.

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ELLE A POURTANT L'AIR NORMAL, MADAME CAROLYN CHRYSTOV-BAKARGIEV

Dans l’Apologie de Raymond Sebond (II, XII), Montaigne tourne dans tous les sens la question de ce qui différencie l’homme de l’animal. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’est pas convaincu que l’homme est un animal si différent que ça des autres animaux : « ceux qui entretiennent les bêtes se doivent dire plutôt les servir qu’en être servis ».

 

On n’est pas plus net, ce me semble, et la hiérarchie établie par la doxa biblique, le Vatican et la Sorbonne latinisante entre les êtres vivants n’est, aux yeux de Montaigne, qu’une manifestation d’arrogance dérisoire. Pascal Picq et tous ses copains de l’abolition des frontières entre l’homme et l’animal doivent hoqueter de bonheur en voyant se profiler à l'horizon la tombe à venir de l’humanité. Et toc ! Pascal Picq voit une amorce du politique dans les rituels tribaux des groupes de chimpanzés, c'est vous dire ce qui nous pend au nez. Moi je dis à Pascal Picq : « Ben mon pote, on n'est pas sortis de l'auberge espagnole ». Remarquez que Sarkozy en chimpanzé (avec Hollande en Cheetah ?), ça n'aurait rien de bien défrisant. Notez que "cheetah" veut dire "guépard" (d'après mon dictionnaire).

 

Marcel Gauchet, dans Le désenchantement du monde (1985), rappelle que « le christianisme est la religion de la sortie de la religion ». Je soupçonne quant à moi le sieur Michel de Montaigne d’y être pour quelque chose. Vous voulez une preuve ? Prenez le chapitre XVI du Livre II des Essais (De la gloire) : « Le marinier ancien disait ainsi à Neptune en une grande tempête : Ô Dieu, tu me sauveras si tu veux ; tu me perdras si tu veux. En attendant, je tiendrai mon timon toujours ferme et droit ».

 

La Fontaine, au siècle suivant, a dit la même chose autrement : « Aide-toi, le ciel t’aidera ». Eh oui, l’homme chrétien n’attend plus passivement le bon vouloir de la providence : il fait quelque chose pour faire advenir la providence. L'action humaine entre en action. C'est une révolution, car c’est le début de la fin du christianisme. Si l’homme doit agir pour que le Ciel l’aide, c’est que le Ciel n’est pas tout-puissant, et que l’homme est devenu impatient, et il s'agace de cette bizarre impuissance du Ciel à combattre le Mal qui le menace. La remarque de Montaigne, comme celle de La Fontaine, c’est une marque du slogan futur : « Deviens ce que tu fais ». Dit autrement : agis, et tu seras sauvé. Tout le monde actuel, quoi, à part le "sauvé", vu la façon dont tourne ce qui reste de la nature. Mais comme dit l'autre (c'est toujours "l'autre") : il suffit d'y croire.

 

Et l'on se demande pourquoi nous sommes déchristianisés !!! Je le disais : avec Montaigne, le ver est dans le fruit : il voit l'homme non plus comme l'exclusive créature de Dieu, mais comme l'une parmi toutes les autres. Une sorte de « primus inter pares ». Avec Montaigne, le vrai n'est plus légitime. Tout simplement parce que, avec Montaigne, il n'y a plus de vrai de vrai.

 

Montaigne n'est peut-être qu'un symptôme de la montée en puissance qui attend l'Occident au tournant, mais ce ver dans le fruit que j'y vois, cette démission de légitimité du vrai, c'est exactement au même rythme qu'il croque dans la pomme que nous sommes. Le « canard du doute », qu'on trouve dans Les Chants de Maldoror, d'Isidore Ducasse, alias Comte de Lautréamont. Comme dit Maldoror : « Je te salue, vieil océan ! ».

 

Voilà : je te salue, vieil océan.

 

Voilà ce que je dis, moi.